Les ennemis de Oda Nobunaga ne sont pas uniquement les ligues Ikki, ou encore les Azai et les Asakura, non plus que les Mori. Si Oda Nobunaga domine le centre du Japon, il ne doit pas pour autant oublier que d’autres seigneurs, parfois très puissants, s’interrogent sur l’opportunité de le renverser et de prendre sa place à Kyoto. Et au nombre de ces rivaux potentiels, les redoutables Uesugi Kenshin et Takeda Shingen (dont nous avons parlé à propos de Kawanakajima).

Retranché dans la province de Kai et ses hautes montagnes enneigées, régulièrement occupé par son conflit récurrent avec son voisin Uesugi Kenshin, Takeda Shingen n’est pas aveugle au reste de ce qu’il se passe dans le Japon. Oda Nobunaga, non plus que Tokugawa Ieyasu, ne lui sont pas des inconnus. Dans les années 1560, une alliance avait même été scellée entre les Oda et les Takeda. Il s’agissait toutefois moins d’une “alliance” que d’un pacte de non-agression permettant à chaque clan de se concentrer sur leurs soucis les plus pressants sans avoir à trop se préoccuper de leurs arrières.

Takeda Shingen (1521 - 1573) | Wiki Samurai Chronicles | Fandom

Takeda Shingen

Cette alliance, toutefois, n’était guère plus qu’une entente temporaire comme bien souvent dans le Japon de l’ère Sengoku. L’avancée de Nobunaga sur Kyoto ne plu pas spécialement à Takeda Shingen. Les conflits réguliers entre Nobunaga et les bouddhistes n’était pas non plus pour arranger la situation, Shingen étant lui-même un moine bouddhiste (il n’était pas inhabituel pour un seigneur de devenir moine bouddhiste, Uesugi Kenshin l’était également). Enfin, Shingen faisait partie des seigneurs avec qui le Shogun, Ashikaga Yoshiaki, communiquait après s’être rendu compte que Nobunaga ne comptait pas vraiment lui obéir. De son côté, Shingen était enchanté de créer des problèmes à Oda Nobunaga, sans forcément être directement (et violemment impliqué).

1568 – l’alliance Takeda-Tokugawa

En 1568, constatant l’affaiblissement du clan Imagawa (depuis leur défaite brutale à Okehazama en 1560), Takeda Shingen et Tokugawa Ieyasu s’entendirent pour envahir conjointement les provinces de Suruga pour les Takeda et de Totomi pour les Tokugawa. – Du côté des Takeda, Shingen s’était entendu notamment avec les Hojo, les maîtres du Kanto, et espérait que cela suffirait à dissuader Uesugi Kenshin, au nord, de l’attaquer dans la province de Shinano. – Pour Ieyasu, il ne s’agissait pas seulement d’expansion territoriale mais également d’une nouvelle revanche contre ses anciens geôliers, les Imagawa. S’étant emparé de Totomi, et voyant Takeda Shingen encore occupé en Suruga, Ieyasu se retourna contre son allié et négocia la paix avec Imagawa Ujizane, lui promettant de l’aider à reprendre Suruga en échange de la souveraineté de Totomi. La manœuvre ne fut bien entendu guère appréciée du côté des Takeda, d’autant que Ieyasu tenta aussi de s’entendre avec Uesugi Kenshin pour prendre Takeda Shingen à revers.

Cela fonctionna plutôt bien, du moins pour Ieyasu, qui réussi donc à conserver pour lui-même la province de Suruga.

1572 – Takeda Shingen entame sa marche vers le sud

Les tensions entre Oda Nobunaga et Takeda Shingen allèrent croissant les années passant, attisées par Ashikaga Yoshiaki qui faisait tout ce qu’il pouvait afin de monter Shingen contre Nobunaga. Cette hostilité croissante du Shogun envers Oda Nobunaga tenait notamment à ce que Nobunaga refusait systématiquement tous les honneurs ou les offices que le Shogun ou la Cour impériale lui offraient. Si pour Nobunaga il s’agissait de conserver son indépendance, ces refus étaient souvent mal pris par le Shogun qui n’avait aucun moyen de pression sur son puissant “vassal”. Autre problème, il fut vite clair aux yeux de tous que le “rétablissement” de Yoshiaki sur le trône des Ashikaga dépendait entièrement de la force de Nobunaga, et ce dernier assumait de fait le pouvoir, cour circuitant le Shogun. Au point, au bout de quelques années, de transmettre une liste de “conseils” au Shogun. Ces conseils étaient de fait des ordres et plaçaient le Shogun entièrement sous la coupe de Nobunaga. Parfaitement conscient de cela, Yoshiaki s’employait donc à fomenter des troubles à son ennuyeux protecteur.

En octobre 1572, Takeda Shingen se décida d’agir ouvertement contre Oda Nobunaga. Ayant assuré une alliance avec les Hojo pour sécuriser son flanc est et comptant sur les neiges pour bloquer chez lui Uesugi Kenshin. La première étape de son plan consistait à traverser le territoire de Tokugawa Iesyasu, allié à Nobunaga, et situé sur la route vers Owari. Ieyasu s’était d’ailleurs récemment relocalisé à Hammamatsu, dans la province de Totomi. Une relocalisation qui n’avait guère était au goût de Nobunaga, qui voyait son plus fidèle allié s’écarter un peu plus de Kyoto, rendant les communications entre eux plus longues.

Takeda Shingen disposait avec lui de près de 30 000 hommes pour marcher à travers la province de Totomi, et en avait envoyé 5 000 autres directement contre la province de Mikawa. Face à lui, Ieyasu ne pouvait  aligner que 8 000 guerriers Tokugawa, bientôt renforcés par 3 000 soldats du clan Oda envoyé en urgence par Oda Nobunaga. Tant les généraux Oda que ses propres conseillers poussaient Iesyasu à se retrancher derrière ses murs et à laisser passer Shingen. Ignorant leurs conseils, Ieyasu ordonna à ses troupes et à ses alliés de s’avancer contre l’armée de Takeda Shingen. Il décida de s’opposer à ce dernier dans la plaine juste au nord de Hamamatsu, Mikatagahara.

25 janvier 1573, bataille de Mikatagahara

La décision de Tokugawa Ieyasu peut sembler imprudente et folle. Il ne faut toutefois pas oublier plusieurs points. D’abord, il est le défenseur, il peut bénéficier de l’avantage du terrain. Takeda Shingen ne peut pas se permettre de trop traîner hors de son propre territoire, les neiges finiront bien par fondre et il est fort possible (sinon probable) que Uesugi Kenshin en profite pour attaquer Shinano. Il ne faut pas non plus oublier que les Tokugawa, lors de la bataille d’Anegawa en 1570, ont battu sans conteste les Asakura, deux fois plus nombreux qu’eux. Vétérans de nombreuses guerres, les samouraïs et ashigarus Tokugawa ne sont pas à sous-estimer. Ils comptent même dans leurs rangs l’un des meilleurs guerriers reconnus du Japon, Honda Tadakatsu.

Honda Tadakatsu et son célèbre casque aux bois de cerfs

Cette fois-ci, toutefois, Ieyasu avait peut-être eu les yeux plus gros que le ventre. Car les Takeda ne sont pas non plus des novices. La réputation de leurs armées aux étendards et armures rouges n’est plus à faire, et Shingen ainsi que ses généraux sont reconnus pour être de dangereux adversaires. Ils bénéficient qui plus est d’un avantage indéniable sur la plupart des autres armées : disposer d’une véritable cavalerie lourde organisée, la province de Kai étant connue pour ses chevaux de qualité. Habituellement confinée dans les montagnes de Kai et de Shinano, cette cavalerie lourde va cette fois-ci donner sa pleine mesure en plaine. Qui plus est, les Takeda bénéficiaient de l’avantage numérique, à près de 3 contre 1.

La bataille débuta l’après-midi, alors que la neige commençait à nouveau à tomber. Ieyasu fit tirer ses arquebusiers contre la formation des Takeda, mais sans obtenir l’effet espéré. Peu perturbé par les balles leur sifflant aux oreilles, une première vague de guerriers Takeda s’abattit sur les rangs Tokugawa. La charge fut suffisante pour briser le flanc droit commandé par Honda Tadakatsu. Profitant de l’occasion, les cavaliers Takeda enchaînèrent en frappant les Oda. Les généraux Oda étaient réticents dès le départ, et leurs troupes bien moins motivées que ne pouvaient l’être les Tokugawa qui défendaient leurs terres. Il ne fallu pas longtemps pour que les Takeda mettent en déroute les Oda et menacent ensuite directement les arrières du centre de l’armée Tokugawa. Sur le flanc gauche Tokugawa, une manœuvre similaire failli obtenir des résultats identiques et n’échoua qu’en raison de l’obstination suicidaire des soldats Tokugawa, refusant d’abandonner le terrain malgré les pertes. Finalement, la vague des Takeda reflua, se retirant.

Las pour les Tokugawa, il ne s’agissait en rien d’un répit. Takeda Shingen et ses généraux retiraient simplement leur premier assaut afin de faire se reposer les combattants tout en envoyant à l’attaque une deuxième vague. La terre trembla de nouveaux sous les sabots de la cavalerie Takeda, et il est peu douteux que Ieyasu ait regretté son choix d’une plaine ouverte pour livrer bataille. La deuxième charge des Takeda fracassa ce qu’il restait d’ordre dans la ligne de défense Tokugawa, rapidement suivie de près par l’infanterie de Shingen. Ieyasu, constatant que ses hommes reculait, tenta de rallier ses troupes en faisant brandir son étendard, puis de les motiver en se jetant lui-même dans la bataille, essayant notamment de venir au secours de l’un de ses généraux qui se faisait encercler. En danger d’être lui-même tué, Ieyasu fut finalement convaincu par ses vassaux de se retirer. Sa vie comme chef du clan était trop importante pour être gaspillée, même dans une défaite aussi sérieuse. Finalement convaincu, Ieyasu tourna enfin les talons. L’un de ses vassaux mena une charge suicide avec quelques volontaires afin de gagner du temps, l’ensemble du champ de bataille étant submergée par la marée rouge des Takeda. Pour les Tokugawa, la défaite était entière. Leur armée était balayée, en fuite.

Bataille de Mikatagahara

Courageux, ce sacrifice ne suffit toutefois pas à épargner Ieyasu de dangers certains. Poursuivi, il fut pris pour cible à plusieurs reprises par des archers du clan Takeda et sa petite escorte, tout ce qui lui restait de son armée de 11 000 hommes, eu bien du mal à le tirer d’affaire. Ils purent toutefois profiter de la nuit qui commençait à tomber et de la neige pour distancer un peu leurs poursuivants. On dit que, sur le chemin de leur fuite, Ieyasu et ses derniers hommes s’arrêtèrent un instant à une échoppe sur le chemin pour avaler quelques dangos (des petites boules de pâte de riz cuite). Leurs poursuivants se rapprochant, Ieyasu aurait repris sa fuite sans payer. La légende poursuit qu’il aurait alors été poursuivi jusqu’aux portes de Hamamatsu non seulement par les Takeda mais également par la tenancière furieuse.

Arrivé à Hamamatsu en petite compagnie, Ieyasu parvint à calmer la foule apeurée en faisant brandir une tête coupée conservée pendant leur fuite et en proclamant qu’il s’agissait de celle de Takeda Shingen. Mais si les habitants de la ville furent calmés, la menace des Takeda n’en était pas amoindrie pour autant. Son armée en fuite, ses forces dispersées aux quatre vents, Ieyasu ne disposait absolument pas des soldats nécessaires pour défendre sa nouvelle capitale. Si Takeda Shingen poursuivait son attaque par un siège, il ne faisait guère de doute que sa victoire serait absolue.

C’est alors que Tokugawa Ieyasu fit preuve d’un coup d’audace qui sauva possiblement non seulement sa vie mais son clan tout entier. Alors que ses conseillers le pressaient de refermer les portes et de faire au mieux pour défendre la ville en armant les habitants, Ieyasu ordonna le contraire. Il fit ouvrir grand les portes de la capitale, allumer des feux et battre les tambours afin de rallier les soldats Tokugawa en fuite. Quand ses vassaux lui dirent que les Takeda n’auraient aucun efforts à faire pour entrer, Ieyasu fit remarquer que Takeda Shingen et ses généraux étaient de vieux briscards expérimentés, rompus aux combats et à la stratégie. D’ailleurs, ils venaient cruellement de l’expérimenter. Mais c’était justement sur cela qu’il comptait : une forteresse aux portes ouvertes ? Ce ne peut être qu’un piège. Les Takeda allaient y réfléchir avant d’attaquer, et le temps gagné serait précieux.

Ayant donné ses ordres, Ieyasu se retira dans ses quartiers, avala un repas chaud et se coucha pour dormir.

Plus loin dans la nuit, ce que redoutaient les Tokugawa n’était pas loin de se produire. Des soldats Takeda, ayant poursuivis les Tokugawa, étaient arrivés non loin de la forteresse, et en contemplaient incrédules les portes grandes ouvertes. Coup de génie ? Miracle ? Les deux ? Le pari fou de Ieyasu fut remporté. Suspectant une ruse et un piège, les commandants Takeda ordonnèrent de se retirer. Hamamatsu fut sauve, et put accueillir toute la nuit des flots de fuyards revenant du champ de bataille.

Dans le même temps, et renforçant la confusion de l’armée Takeda, de petites unités Tokugawa entreprirent une guérilla dans la nuit contre les forces de Shingen. On peut notamment mentionner Hattori Hanzo, le fameux “ninja”, qui lança une attaque avec seulement 30 hommes. Finalement, incertain de l’état exact des forces restants aux Tokugawa, Takeda Shingen décida de se retirer pour re-tenter un nouvel assaut plus tard. Pour le moment, Hamamatsu était sauve.

L’après-bataille

Mikatagahara est reconnue comme l’une des plus grandes victoires de Takeda Shingen. Une victoire indéniable reposant notamment sur l’usage de sa cavalerie lourde et la coordination des troupes engagées. A l’inverse, cette bataille est connue pour être possiblement l’une des pires défaites jamais subie par Tokugawa Ieyasu, quand manqua de tout y perdre, jusqu’à sa propre vie. Il ne trouva son salut que dans un audacieux pari qui aurait tout aussi bien pu se retourner contre lui et définitivement l’achever. On peut estimer que cela participera de sa prudence future dans ses engagements et, même dans ses guerres les plus risquées, à ne jamais mettre tous ses œufs dans le même panier afin d’assurer la survie de son clan.

La chance va continuer de sourire à Ieyasu. Un mois seulement après ce désastre sans nom, Takeda Shingen sera mortellement blessé lors du siège d’un autre fort. Sa mort ressemble fort à celle de Richard Cœur de Lion. Alors que les assiégés, sans espoirs, mangeaient et buvaient les vivres restantes, Takeda Shingen se serait approché, attiré par le son d’une flûte jouée par l’un des soldats. Touché par un tir soudain d’arquebuse, il choît. Les Takeda se retirent rapidement, mais trop tard. Le mal est dans la plaie, et Shingen meurt peu après, soulageant Ieyasu d’une menace certaine.

Bibliographie :

– “Japan, the story of a nation”, Edwin O. Reischauer, 1981

– “A History of Japan 1334-1615”, George Sansom, 1958

– “Sengoku Jidai. Nobunaga, Hideyoshi, and Ieyasu: Three Unifiers of Japan” – Danny Chaplin, 2018

– Shogun: The Life of Tokugawa Ieyasu, A.L. Sadler, 2009


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