En cette nuit de fin juin 1582, tout est calme à Kyoto. Oda Nobunaga est certainement un maître dur, mais la paix qu’il a instauré est incontestable et les habitants de Kyoto, de l’Empereur jusqu’aux plus pauvres, peuvent jouir d’une quiétude inestimable.

Quand soudain, depuis les profondeurs de la nuit, retentit un grand cri. “L’ENNEMI EST AU HONNO-JI !” Ce cri funeste est suivi d’un élan frénétique à travers la ville. Des hommes en armes courent de partout, des flammes s’élèvent. A l’aube, la nouvelle tombe. Oda Nobunaga, l’homme le plus puissant et le plus craint du Japon, est mort. Mais qui a bien pu abattre ce titan venu de nul part et qui a surmonté tous les obstacles qu’il a trouvé sur son chemin ?

Situation début juin 1582

Au début du mois de juin 1582, plus rien ne semble en mesure d’arrêter Oda Nobunaga. Le clan Takeda, cet ennemi ancien autrefois si redouté, vient finalement de disparaître à tout jamais après la bataille de Tenmokuzan en avril 1582. Enfin, “bataille”. Il ne s’agit plus que du baroud d’honneur des 300 derniers hommes de Takeda Katsuyori, qui se fait seppuku avec le reste de sa famille. Mais cela conclut une cycle de combats entamés en 1573 avec la désastreuse défaite de Mikatagahara, puis avec la grandiose victoire de Nagashino en 1575. Pour célébrer cela, Oda Nobunaga a convié son allié, Tokugawa Ieyasu, à une visite touristique du Kansai.

Bataille de Tenmokuzan

Plus au nord est, le maître des Hojo, seigneurs du Kanto et clan majeur, est mort en octobre 1571. Hōjō Ujiyasu était un seigneur redoutable, capable d’en remontrer à ses grands voisins, comme Takeda Shingen. Son fils, Ujimasa, n’est pas de la même trempe. Au sud-ouest, même chance. Mori Motonari, l’un des seuls clans encore en mesure de s’opposer à Nobunaga, est décédé en juillet 1571. Son petit-fils, Terumoto, se préoccupe surtout de maintenir le statu-quo avec l’aide de (et parfois contre) ses deux oncles.

Jusqu’au Shogun, qui… attendez… quel Shogun ? Oui, pour la première fois depuis plusieurs siècles, plus aucun Shogun ne siège à Kyoto. En 1573, alors que Takeda Shingen avance à Mikatagahara, Oda Nobunaga a renversé le shogunat à Kyoto. Sachant que le Shogun, Ashikaga Yoshiaki, complote depuis des années contre lui, Nobunaga se résout finalement à une décision brutale et détruit à jamais le Shogunat Ashikaga. Yoshiaki survit à la chute, mais terminera sa vie en exil. De manière amusante, il survivra à son tyran, ne mourant qu’en 1597.

Mieux encore : en avril 1578, Uesugi Kenshin, l’éternel rival de Takeda Shingen, décède de maladie. Plus que tout autre, Kenshin était craint par Nobunaga. Il est l’un des seuls à lui avoir infligé une véritable défaite. En 1577, à la bataille de Tedorigawa, il inflige une sévère correction à Oda Nobunaga malgré une infériorité numérique de plus de 20 000 hommes (30 000 Uesugi contre 50 000 Oda). Et Uesugi Kenshin ne fait pas mystère de sa volonté de faire tomber Nobunaga. Sa mort, en avril 1578, est si bienvenue pour le maître de Kyoto que l’on raconte qu’il se serait écrié “désormais, le Japon est mien”. Comprendre : nul n’est plus en mesure de me vaincre. Cette mort est si à propos que des rumeurs d’assassinats par un shinobi (ninja) des Oda est envisagée. En réalité, les historiens estiment que Uesugi est probablement mort d’un cancer, causé notamment par sa propension à la boisson forte (Kenshin était un alcoolique notoire).

Il y a bien les seigneurs de Shikoku, ou encore ceux de Kyushu – notamment les fameux Shimazu. Mais, engoncés dans des luttes intestines à leurs îles, que feront ces seigneurs face à un homme qui domine la moitié de Honshu ?

Entrée en campagne

Considérant la disparition généralisée des hommes qui lui résistaient, ces vieux seigneurs rompus à la guerre et aux intrigues de la politique, ces guerriers retors et stratèges prudents, Oda Nobunaga sent son heure véritablement arrivée. Il ordonne à tous ses vassaux, ses grands généraux, de se préparer à de nouvelles campagnes. Shibata Katsuie, déjà positionné dans le nord-ouest, doit envahir Echigo, le domaine de feu Uesugi Kenshin. Niwa Nagahide doit se préparer à envahir Shikoku. Et Hashiba (Toyotomi) Hideyoshi doit marcher à l’ouest contre les Mori.

Hideyoshi, l’ancien ashigaru devenu seigneur et général, se met donc en marche et attaque les Mori à l’ouest. Sa progression, bien que moins rapide qu’espérée, est réelle. Il se heurte toutefois à la forteresse de Takamatsu. Tenue farouchement par un vassal des Mori, elle constitue un sérieux défi. Hideyoshi en entreprend le siège, puis adresse à Nobunaga une demande de soutien. Il ne peut, dit-il, pas venir seul à bout de cette campagne. La véracité de cette demande est discutée : Hashiba Hideyoshi est un homme très intelligent, disposant à ses côtés de grands stratèges et de grands guerriers. Avait-il besoin d’aide pour en venir à bout des Mori assiégés ? Ce n’est pas certain. Mais Hideyoshi est un homme malin et un excellent juge de caractères. Il sait que Nobunaga ne fait confiance à personne, et qu’il ne supportera pas un général trop victorieux. Il est possible que Hideyoshi ait demandé à dessein de l’aide afin de laisser Nobunaga penser qu’il lui fallait le soutien de son maître pour véritablement l’emporter.

Apprenant que Hideyoshi quémande de l’aide, Nobunaga ordonne à Akechi Mitsuhide de mobiliser ses forces et de se rendre au soutien de la campagne contre les Mori. Lui-même retourne rapidement à Kyoto, laissant Ieyasu achever seul sa visite du Kansai. Nobunaga entend bien lui aussi se rendre sur le théâtre des opérations. Pour se loger, il décide de s’installer au temple du Honno-Ji, où il a déjà été à plusieurs reprises. Il ne dispose alors avec lui que de sa garde rapprochée, dont le fameux Yasuke, et Mori Ranmaru (sans lien avec le clan Mori de l’Ouest). Après tout, qui pourrait bien l’atteindre ?

Akechi Mitsuhide

L’Incident du Honno-Ji

De son côté, Akechi Mitsuhide obéit aux ordres de Nobunaga. Rassemblant ses hommes, il se met en marche depuis son château de Sakamoto. Mais, à l’approche de Kyoto, il ordonne finalement à ses hommes de se préparer à entrer dans la ville. Il a, explique-t-il, reçu l’ordre de Nobunaga de les faire défiler fièrement dans la capitale. Cet ordre n’a rien d’inhabituel, Nobunaga ayant effectivement pour habitude de démontrer son pouvoir et sa force militaire à grands renforts de défilés militaires.

Finalement, dans la nuit du 20 au 21, Mitsuhide fait approcher ses hommes de la capitale. Puis, soudainement, il jette le masque et ordonne d’attaquer le Honno-Ji, au cri de “l’ennemi est au Hono-Ji !”. Ses hommes obéissent et envahissent soudainement Kyoto, encerclant le Honno-Ji. Oda Nobunaga n’a rien vu venir, ayant lui-même ordonné à Akechi Mitsuhide de se déployer.

Pendant longtemps, on a cru que Akechi Mitsuhide menait lui-même ses hommes au Honno-Ji. Il a quelques années seulement, la découverte d’une lettre a prouvé le contraire : Mitsuhide ne se trouvait pas au Honno-Ji lui-même, mais coordonnait ses hommes depuis une résidence un peu plus loin. Le temple est envahi, malgré la résistance des gardes de Nobunaga. Ce dernier participe lui-même aux combats, d’abord à l’arc. Puis, son arme ayant été abîmée par un coup, il attrape une lance, une yari, et continue à se défendre. Sans armure, ses gardes submergés, il est bientôt blessé à un bras. Constatant que tout espoir est perdu, Oda Nobunaga ordonne à ses derniers hommes de lui gagner du temps au prix de leur vie, puis se retire au centre du temple. Là, assisté de Mori Ranmaru, il se fait seppuku après avoir ordonné à son page d’incendier le temple. Fidèle jusqu’à la mort, Mori Ranmaru protège son maître et incendie le temple, qui s’embrase rapidement. Oda Nobunaga, l’homme fort du Japon, le “roi-démon”, meurt au milieu des flammes, trahi par un de ses propres généraux.

Oda Nobunaga (à gauche) se défend contre un soldat de Mitsuhide

L’élan meurtrier des Akechi ne s’arrête toutefois pas au Honno-Ji. Dans la foulée, Akechi ordonne à ses hommes d’attaquer la résidence où se trouve Nobutada, l’un des fils de Nobunaga. Tout comme son père, Nobutada est forcé au suicide. D’un seul élan, Akechi Mitsuhide vient de décapiter le maître des Oda et son successeur officiel. Son élan n’est toutefois pas encore terminé. Il sait que sa trahison lui vaudra de fortes inimités. Aussi envoie-t-il ses hommes dans le Kansai, traquer Tokugawa Ieyasu. Il envoie également des hommes attaquer le château d’Azuchi, la forteresse résidence que Oda Nobunaga s’était construite sur les bords du lac Biwa (le grand lac du centre du Japon, au nord-est de Kyoto). La place est prise, pillée et réduite en cendres. Une véritable tragédie, considérant que ce château était une petite merveille d’architecture et d’art, y compris d’art chinois et occidental. Le château contenait notamment une carte du monde, achetée auprès des Portugais.

Illustrations d’Azuchi

Raisons

Aujourd’hui encore, les historiens débattent des raisons qui ont pu pousser Akechi Mitsuhide à la trahison. Maintes justifications sont avancées, certaines pouvant s’additionner, mais personne n’est sûr de rien. Mitsuhide lui-même n’a jamais expliqué son acte, et n’a pas vraiment eu l’occasion de le faire, puisqu’il ne survivra que 13 jours à Oda Nobunaga.

Parmi les principales raisons avancées, certains estiment qu’Akechi Mitsuhide cachait une haine de Nobunaga depuis déjà longtemps. Ce dernier n’était pas forcément toujours tendre, même avec ses meilleurs hommes, et aimait à les mettre en compétition, voir à leur rappeler qu’ils n’étaient rien sans lui. Il les changeait régulièrement d’affectation, leur enlevant aussi ce qu’il leur avait donné. Akechi Mitsuhide aurait par ailleurs été l’une des cibles favorites des moqueries et des brimades de Nobunaga.

Une autre hypothèse, dont l’historicité est cependant moins certaine, est que Mitsuhide aurait négocié la reddition d’un clan lors d’une campagne, laissant sa propre mère en otage afin de garantir les conditions de cette reddition. Oda Nobunaga aurait cependant moqué cet accord et fait exécuter une partie du clan adverse, entraînant comme rétorsion immédiate l’exécution de la mère de Mitsuhide.

Autre raison possible, l’ordre donné à Niwa Nagahide d’envahir Shikoku. On sait, par sa correspondance, que Akechi Mitsuhide entretenait des liens d’amitié avec certains seigneurs de l’île, et il aurait vu d’un mauvais œil une invasion contre ses amis.

D’autres avancent que le comportement de Nobunaga inquiétait Mitsuhide, qui aurait pensé que son maître envisageait, après avoir renversé le Shogun, de destituer l’Empereur et de le devenir lui-même. Or, Akechi Mitsuhide vouait un véritable culte à l’Empereur (comme institution), et se serait donc décidé à trahir afin de sauver l’Empereur.

Enfin, peut-être caressait-il l’espoir de devenir Shogun lui-même. Une théorie appuyée par le fait que, dès le lendemain de sa trahison, Mitsuhide se proclame Shogun.

Bibliographie

– “Japan, the story of a nation”, Edwin O. Reischauer, 1981

– “A History of Japan 1334-1615”, George Sansom, 1958

– “Sengoku Jidai. Nobunaga, Hideyoshi, and Ieyasu: Three Unifiers of Japan” – Danny Chaplin, 2018

– Shogun: The Life of Tokugawa Ieyasu, A.L. Sadler, 2009

– “Japonius Tyrannus”, Jeroen P. Lamers, 2000


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