Chaos politique à Kyoto
Le lecteur attentif se souviendra sans doute qu’en 1567, Oda Nobunaga s’était emparé de la forteresse d’Inabayama, la renommant Gifu. Il consacrait par là-même la prise de la province de Mino, auparavant dominée par le clan Saito. Si la victoire surprise d’Okehazama consacrait Oda Nobunaga comme un général dangereux, la prise de Mino et d’Inabayama/Gifu le certifiait comme un daimyo avec qui il fallait compter, capable de mobiliser les forces de sa province pour envahir ses voisins avec succès. Il attira l’attention d’une bonne partie du Japon, notamment celle de la Cour Impériale. L’Empereur lui adressa une lettre pour le féliciter de sa victoire. Et, accessoirement, l’inviter à restaurer les propriétés impériales (et les taxes associées) dans les territoires en sa possession. La Cour Impériale, en effet, se trouvait dans une situation financière que l’on peut qualifier poliment de “précaire”.
Mais l’Empereur n’est pas le seul à s’intéresser à Nobunaga. Ashikaga Yoshiaki, un jeune noble de la famille shogunale, regardait avec un grand intérêt l’émergence de ce nouveau pouvoir. Pour mieux comprendre cela, il faut revenir un peu en arrière et se pencher sur l’état du pouvoir shogunal. Comme cela a déjà été expliqué, le Shogun n’était plus guère obéi par grand monde, et tout comme les Empereurs avaient fini sous la tutelle des Shoguns, les Shoguns Ashikaga étaient désormais sous la tutelle des daimyos locaux. Les Hosokawa avaient laissé place à d’autres familles, et dans les années 1550, c’étaient les Miyoshi qui dominaient Kyoto avec l’aide d’un autre seigneur, Matsunaga Hisahide. Le Shogun était alors Ashikaga Yoshiteru, arrivé au “pouvoir” en 1546. S’il ne fut, pendant bien longtemps, qu’un simple pantin pour les Miyoshi, des troubles internes chez ses maîtres lui permirent, en 1564, d’essayer de renverser la balance et de diriger seul. Mal lui en prit : les Miyoshi et Matsunaga Hisahide se liguèrent contre le Shogun et l’attaquèrent dans Kyoto même. Le 17 juin 1565, les coalisés envahirent le palais shogunal. Yoshiteru n’abandonna pas la place et joignit ses maigres forces au combat, mais la disproportion des forces était trop grande. Le Shogun fut tué au combat, ainsi que sa famille dans le carnage qui s’ensuivit. Ses soutiens se dispersèrent hors de la capitale, notamment son jeune frère Yoshiaki, qui s’en alla trouver refuge auprès du clan Asakura.
Ashikaga Yoshiaki
Yoshiaki souhaitait que les Asakura l’aident à venger le défunt Shogun, mais eux n’étaient guère enclin à se lancer dans une opération sans aucun profit et qui les éloignerait de leurs terres. Yoshiaki, bien qu’invité d’honneur, était gênant. Et lui-même le savait. Il sonda donc sa maigre suite pour trouver une option. Une réponse lui fut apportée par un certain Akechi Mitsuhide, qui conseilla à Yoshiaki de demander l’aide de Oda Nobunaga, qui venait alors de s’emparer de Mino. Ashikaga Yoshiaki, convaincu par Mitsuhide, envoya ce dernier à Gifu pour plaider sa cause. Que Mitsuhide soit bon diplomate ou que cela corresponde aux ambitions de Nobunaga, difficile de trancher. Mais le maître d’Owari et de Mino fit bon accueil à Akechi Mitsuhide, lui offrant même un petit fief à Mino, et accepta d’aider Yoshiaki à devenir Shogun. En juillet 1568, Yoshiaki quitta donc les Asakura pour Gifu, où il fut royalement accueilli par les Oda.
Oda Nobunaga marche sur Kyoto
De son côté, Oda Nobunaga semblait avoir déjà envisagé la possibilité de marcher vers la capitale. Pour préparer cela, il avait notamment noué une alliance plus ou moins forcée avec le clan Azai en mariant sa sœur, Oichi, à Azai Nagamasa. Bien que politique, ce mariage fut heureux. Du moins le temps qu’il dura. Cette alliance donnait à Nobunaga la certitude que les Azai, au Nord de Kyoto, ne l’attaquerait pas s’il marchait vers le sud-ouest et le lac Biwa puis vers Kyoto. Entre-temps, les Miyoshi et Matsunaga Hisahide s’étaient désunis, et s’affrontaient même autour de Kyoto. Mais avant d’arriver sur Kyoto, Nobunaga devait d’abord passer par Ise et Omi. Si Omi était partiellement sécurisée via son alliance avec les Azai, le reste était clairement hostile. Oda Nobunaga chargea l’un de ses généraux de réduire Ise, ce qui fut plus ou moins fait. Puis, en octobre 1568, Nobunaga entama sa marche sur Kyoto à la tête de 50 000 soldats. Tokugawa Ieyasu, son fidèle allié, lui envoya un petit contingent de 1 000 hommes depuis Mikawa, tandis que les Azai participaient à hauteur de 3 000 hommes.
En seulement une semaine, Oda Nobunaga s’empara du sud de la province d’Omi, puis entra à Kyoto le 19 octobre, sans rencontrer de réelle résistance. Il y fit ensuite venir Ashikaga Yoshiaki, qui avait suivi l’armée sur ses arrières. A la fin du mois d’octobre, Kyoto était non seulement sécurisée mais les Miyoshi étaient boutés hors des provinces du centre. Les provinces d’Ise, d’Omi, de Settsu et de Kawachi étaient, sinon sous le contrôle direct de Nobunaga, du moins sous sa supervision. Et Ashikaga Yoshiaki était intronisé Shogun.
Las pour ce dernier, la réalité du pouvoir ne tarda pas à s’imposer à lui. Loin d’être un vassal obéissant, Oda Nobunaga se révéla bien rapidement un autre marionnettiste pour le nouveau shogun. Refusant les honneurs qui l’auraient liés au pouvoir, il organisa la capitale pour que rien ne soit décidé sans lui. Et Ashikaga Yoshiaki dut vite se rendre à l’évidence : le pouvoir réel lui échappait. Ou plutôt, il ne l’avait jamais exercé, et Oda Nobunaga ne comptait certainement pas le lui laisser.
La campagne contre les Asakura et Anegawa
En 1570, Oda Nobunaga “demanda” au Shogun d’inviter à Kyoto tous les daimyos d’importance afin de “discuter des affaires du pays et conseiller le shogunat”. Comme il était assez évident que l’invitation ne venait pas réellement du Shogun, elle fut globalement ignorée par tous les daimyos importants. Qui, au mieux, se firent excuser sous divers prétextes. En général, ils l’ignorèrent purement et simplement et continuèrent de vaquer à leurs propres affaires. Lesdites affaires consistant d’ailleurs parfois à créer des problèmes à Nobunaga.
Nobunaga n’escomptait pas vraiment rencontrer de succès avec cette invitation. Il comptait en fait obliger les daimyos à se positionner ouvertement. D’autant qu’il savait que le shogun Yoshiaki avait commencé à conspirer, notamment avec les Asakura, contre lui. Cette invitation n’était qu’une étape lui permettant de se déclarer insulté et de réagir. Il commença donc à assembler ses forces à Kyoto même, notamment en faisant venir Tokugawa Ieyasu. Oda Nobunaga disposait dans ses rangs de certains samouraïs dont il n’était pas certain de l’allégeance. Ainsi, pour ne citer que lui, Akechi Mitsuhide avait de vieux liens avec les Asakura.
En juin 1570, ayant assemblé 30 000 hommes, dont 8 000 soldats de Mikawa et dirigés par Ieyasu lui-même, Oda Nobunaga ordonna d’avancer sur Echizen, dominé par les Asakura. Lors de son avancée, Oda Nobunaga dû notamment traverser une partie des terres des Azai, ses alliés. Mais Nobunaga décida de ne pas les impliquer, et même de ne pas les prévenir. En effet, les Azai étaient alliés aux Asakura par des liens anciens et solides, renforcés génération après génération. Il ne fallu pas longtemps aux forces des Oda et de leurs alliés pour s’emparer de deux places importantes et s’ouvrir la voie vers Ichijodani, la capitale d’Asakura Yosikage. Mais avant de pouvoir assiéger ladite capitale, Oda Nobunaga se retrouva soudainement dans une situation bien précaire.
Azai Nagamasa, son allié, arrivait à la tête de ses armées. Enfin, son ex-allié. Informé de l’invasion d’Echizen, Azai Nagamasa avait décidé d’honorer les liens ancestraux de son clan et de se porter au secours des Asakura. Cette intervention inopinée était une très mauvaise nouvelle pour Oda Nobunaga, qui se retrouvait pris en tenaille entre deux ennemis, loin de ses bases. Se battre sur deux fronts était impossible, et Ieyasu n’eut pas de mal à convaincre Oda Nobunbaga qu’il fallait faire retraite. Mais où ? L’arrière était déjà coupé par les Azai. La solution vint de Matsunaga Hisahide, qui avait rallié les Oda. Profitant de connaissances qu’il avait dans la région, il put fournir des guides à Oda Nobunaga et l’armée s’échappa par quelques chemins reculés. Pendant ce temps, Ieyasu et Hashiba (Toyotomi) Hideyoshi restaient à l’arrière-garde pour donner l’illusion et gagner du temps.
Azai Nagamasa
Rentré à Gifu, Oda Nobunaga donna libre cours à sa rage. Non seulement Azai Nagamasa l’avait trahi, mais il avait véritablement essayé de le détruire en le prenant à revers. Nobunaga ordonna immédiatement une deuxième expédition, qui quitta Gifu le 22 juillet 1570. Les Azai et les Asakura se liguèrent une fois de plus, envoyant environ 18 000 hommes contre Nobunaga (8 000 venant des Azai, les autres des Asakura). Nobunaga, pour sa part, avait assemblé environ 23 000 hommes, et était secondé par Ieyasu et 5 000 soldats. La rencontre se fit à Anegawa, sur la rivière Ane, le 30 juillet 1570.
La disposition des forces fut, en quelque sorte, similaire : bien que plus nombreux, Oda Nobunaga décida de se positionner face aux Azai et de laisser les Asakura à Tokugawa Ieyasu, positionnant ce dernier en position de faiblesse à un contre deux (5 000 contre 10 000 hommes). La raison essentielle pour ce déploiement était que Nobunaga voulait abattre Azai Nagamasa plus que toute autre chose, en vengeance de la trahison du mois précédent. Paradoxalement, la bataille ne se déroula pas vraiment comme prévu. Les Azai, en infériorité numérique, décidèrent d’attaquer et chargèrent les forces de Oda Nobunaga, bousculant les formations les unes après les autres et se rapprochant toujours plus du quartier général de Oda Nobunaga. Les Azai traversèrent pas moins de cinq formations Oda, avant d’être enfin ralenti par la sixième. Mais, son armée largement pénétrée, Oda Nobunaga n’était pas sorti d’affaire. Ce qui le sauva fut le même scénario qui bousculait son armée : de l’autre côté du champ de bataille, les 5 000 guerriers de Mikawa avaient peu ou prou opéré la même manœuvre que les Azai et avaient chargé les Asakura. Tout comme les Azai, les Tokugawa repoussèrent brutalement les Asakura puis les mirent en déroute. Plutôt que de les poursuivre, et constatant que ses alliés Oda étaient à la peine, Ieyasu et ses généraux re-routèrent leurs forces enthousiastes sur les flancs des Azai. Cette attaque de flanc fut une totale surprise, les Azai pensant voir arriver leurs alliés. Après avoir brisé les Asakura, les Tokugawa cassèrent l’élan des Azai. Oda Nobunaga pu respirer, tandis que les Azai, pris en tenaille, durent se résoudre à la retraite à leur tour. Anegawa fut une grande victoire pour l’alliance Oda-Tokugawa.
Bataille d’Anegawa
Suites de la bataille
Cette victoire, toutefois, ne scella pas la fin des Azai et des Asakura. Leurs armées, bien que battues, restaient encore nombreuses. De plus, Oda Nobunaga ne put pousser plus avant et retourna à Kyoto, laissant à ses généraux le soin de renforcer le front. Hashiba (Toyotomi) Hideyoshi, notamment, se vit nommer seigneur d’un château. Bien que modeste, il s’agissait là de sa première tenure, et c’était une fois encore une véritable promotion. Il faudra encore quelques années aux Oda pour détruire tant les Azai que les Asakura. Rancunier, Oda Nobunaga n’accorda aucun quartier à la famille de son beau-frère, non plus qu’aux Asakura. On dit notamment qu’il garda en sa possession les crânes de Azai Nagamasa et de Asakura Yoshikage et de son fils, qu’il fit recouvrir d’or pour s’en servir de coupes à boire.
Mais dans l’immédiat, Oda Nobunaga, malgré sa victoire, n’était en rien dans une position simple. Certes, le Shogun est sous ses ordres. Certes, Kyoto est sous sa coupe. Il domine plusieurs provinces, d’Owari aux provinces centrales autour de Kyoto. Mais de toute part, les oppositions s’élèvent. Ashikaga Yoshiaki, le Shogun, manigance contre lui. Les Azai et les Asakura le menacent depuis le nord. Et, plus proches encore, les ligues Ikki (les ligues de moines bouddhistes) s’élèvent ouvertement contre sa puissance. Et il faut bien comprendre qu’on ne parle pas de petits moines inoffensifs. Les ligues Ikki rassemblent des milliers de moines-combattants, entretiennent des armées et en remontrent parfois aux daimyos. Elles possèdent parfois des complexes fortifiés, de véritables monastères-forteresses, comme au Hongan-Ji (actuelle Osaka). Nobunaga étant assez hostiles aux privilèges des religieux, ces ligues lui sont hostiles et soutiennent ses ennemis. Voire lui déclarent la guerre. Victorieux à la bataille d’Anegawa, Oda Nobunaga n’en reste pas moins contesté.
Bibliographie :
– “Japan, the story of a nation”, Edwin O. Reischauer, 1981
– “A History of Japan 1334-1615”, George Sansom, 1958
– “Sengoku Jidai. Nobunaga, Hideyoshi, and Ieyasu: Three Unifiers of Japan” – Danny Chaplin, 2018
– “Japonius Tyrannus”, Jeroen P. Lamers, 2000
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