1. Prémices et contexte : l’ère Heian, la noblesse de lettre et les premiers clans guerriers
La guerre de Genpei vient mettre un terme à l’ère Heian, de l’ancien nom de Kyoto. La famille impériale, les Yamato, ainsi que les grandes familles nobles de la Cour, se revendiquaient une noblesse non pas d’épée mais de lettres : il fallait être féru de lettres, de culture – surtout de culture chinoise – et de passer des examens. A l’inverse, les clans guerriers, issus principalement des zones périphériques du Japon, sont mal regardés. Les guerriers sont toutefois de plus en plus employés par l’Empereur dans la lutte de la Cour contre ses ennemis extérieurs mais aussi pour garantir la sécurité intérieure. Les grandes familles nobles font également appel aux guerriers afin d’assurer leur sécurité et dans le cadre de diverses luttes politiques.
La grande famille noble de l’époque est la Fujiwara, qui occupent alors la majorité des grands postes administratifs à la Cour, et notamment le poste de Régent auprès de l’Empereur. Les Fujiwara sont arrivés à cette position de domination notamment par une politique systématique de mariages de leurs filles auprès des Empereurs ou des Princes impériaux, entremêlant les deux familles.
Parmi les grands clans guerriers appelés à Kyoto, nous en trouvons deux qui seront les protagonistes majeurs de la guerre de Genpei : les Taira (ou Heike) et les Minamoto (ou Genji). Appelés initialement comme soutiens pour les nobles, les clans guerriers vont progressivement progresser en statut et se mêler d’eux-mêmes à la politique de la Cour. Les Taira, notamment, vont faire beaucoup d’efforts pour faire oublier leurs origines “mauvaises” de guerriers. Les Minamoto ne seront pas en reste, dans une moindre mesure toutefois. Tout comme les autres familles nobles s’étaient retrouvées en concurrence, les Taira et les Minamoto vont petit à petit se faire concurrence. Notamment en vue de remplacer les Fujiwara et de marier leurs filles dans la famille impériale. L’intérêt de ces mariages est de disposer ensuite d’un Empereur venant partiellement du clan et donc d’un soutien politique majeur.
Les tensions autour de la succession impériale et du candidat à soutenir vont mener à plusieurs explosions successives. D’abord la rébellion de Hogen en 1156, puis la rébellion de Hoji en 1160. Lors de cette dernière, les Minamoto échouent complètement à s’imposer, sont déclarés rebelles par la Cour et sont défaits par les Taira. Leur chef, Taira no Kiyomori, fait exécuter la plupart des membres du clan Minamoto, et fait exiler les survivants. La victoire des Taira semble complète, et ils s’imposent à Kyoto comme la force dominante. Au point, en 1180, d’imposer sur le trône impérial le petit-fils de Taira no Kiyomori, Antoku, d’à peine un an. Un choix qui va déclencher une nouvelle explosion et la guerre de Genpei.
Taira no Kiyomori, by Fujiwara Tamenobu et Fujiwara Takenobu
Portrait du jeune Empereur Antoku, daté du XVIe siècle
2. La guerre
La nomination du jeune Antoku comme Empereur enragea un autre Prince de la famille impériale, le Prince Mochihito. Déjà laissé de côté dans la succession précédente, cela faisait donc une deuxième fois qu’il se voyait écarté. Offusqué, le Prince se chercha des partisans. Et quels autres partisans que ceux qui avaient déjà défiés une fois les Taira ? Mochihito envoie donc une lettre aux Minamoto, et plus spécifiquement au jeune Minamoto no Yoritomo, exilé par les Taira dans l’est et gardé par la puissante famille Hojo. Yoritomo se maria avec Hojo Masako, la fille du chef du clan, et retourna ses gardiens en sa faveur. Le Prince fit également un appel public appelant à renverser les Taira.
Les Taira réagissent rapidement et ordonnent l’arrestation du Prince. Ce dernier tente de quitter Kyoto, mais est rattrapé sur la rivière Uji. Il y est vaincu le 20 juin 1180, et meurt lors de la poursuite qui s’ensuit. Mais l’étincelle de rébellion allumée par Mochihito ne s’éteint pas avec lui. A l’est, Minamoto no Yoritomo prend prétexte de l’appel pour lever l’étendard de la révolte. Non pas contre la Cour, mais contre les Taira. Après une première victoire rondement menée contre une petite force Taira, Yoritomo connaît toutefois sa pire défaite lors de la bataille d’Ishibayama, le 14 septembre 1180. Yoritomo s’échappe de peu et se réfugie dans la province d’Awa (sud de l’actuelle Tokyo). Puis, dans un renversement de situation, il opère une véritable campagne de recrutement dans tout le Kanto tout en marchant autour de la baie de Tokyo. Débuté en vaincu, il rentre finalement à Kamakura (la bourgade d’origine des Minamoto) le 26 octobre à la tête d’une armée plus grande encore. Parmi les clans venus le soutenir, sa belle-famille les Hojo, mais aussi le clan Takeda. Quelques jours plus tard, la coalition nouvelle assemblée affronte une armée Taira envoyée contre eux depuis Kyoto (avant que la nouvelle d’Ishibayama ne fut connue). Yoritomo, assagi par sa précédente défaite, reste à l’arrière de l’armée et laisse les autres généraux agir. C’est notamment une reconnaissance très agressive des Takeda qui va entraîner toute l’armée Minamoto dans une attaque générale plus ou moins surprise sur des Taira moins préparés, à la bataille de la Fujigawa (non loin du mont Fuji), le 9 novembre 1180. La victoire est complète et Yoritomo rentre à Kamakura en vainqueur. Il y retrouve son jeune frère, Yoshitsune.
La victoire de Fujigawa établit sérieusement Yoritomo comme un adversaire de taille pour les Taira, et nombreux sont les guerriers mécontents à se rallier à sa bannière. Ailleurs, d’autres révoltes éclatent, dont certaines sont rapidement écrasées par les Taira. Bien que défaits dans l’est, le clan reste très puissant, soutenu notamment par ses nombreuses possessions dans l’ouest du Japon et enrichi par le commerce maritime.
L’implication des moines bouddhistes, notamment de Nara, auprès de certaines rébellions amène les Taira à sortir, début 1181, de Kyoto pour aller réprimer les temples de Nara (au sud de Kyoto, dans la province de Yamato). La répression dégénère toutefois, et le général Taira ordonne la destruction par le feu des temples et de la ville, suscitant l’ire générale des moines dans la majorité du Japon. Or, les moines bouddhistes entretenaient parfois de véritables armées de guerriers, chargées de protéger leurs temples et leurs intérêts. Une partie de ces forces vont donc se ranger ouvertement dans le camp Minamoto. Les moines vont également propager le récit d’un clan Taira peu vertueux et qui va être puni par le Ciel. Un récit opportunément appuyé par la mort de Taira no Kiyomori le 20 mars 1181, de maladie. Grand homme d’Etat et grand général, sa mort va fortement affecter les Taira, ses successeurs se montrant moins sages et moins intelligents que lui.
Les Minamoto, toutefois, ne profitent pas vraiment de l’occasion, du moins pas immédiatement. Car une menace qui sourdait à bas bruit depuis déjà quelques temps se déclare finalement au cours de 1181. La famine frappe le Japon, obligeant les belligérants à cesser temporairement le conflit, faute de nourriture pour soutenir leurs opérations. L’année 1182 ne voit donc aucune rencontre, par nécessité plus que par volonté. Yoritomo propose bien un cessez-le-feu, refusé par les Taira.
En 1183, la famine reflue et chaque camp se prépare de nouveau à l’affrontement. Ce sont les Taira qui vont prendre l’initiative, mais pas contre Yoritomo, à l’est. Ils vont marcher vers la côte nord du Japon. Là les y attend un autre défi, un cousin de Yoritomo et de Yoshitsune Kiso no Yoshinaga. Ce dernier avait levé ses propres troupes et menait avec un succès certain, comme Yoritomo, une rébellion contre les Taira. Ceux-ci avancèrent donc en mai et juin, réduisant quelques places fortes tenues par des hommes de Yoshinaga. Ce dernier les laissa s’avancer puis prit l’armée Taira en embuscade le 22 juin, lors de la bataille de Kurikara. L’embuscade fut couronnée de succès, et les Taira perdirent un grand nombre de soldats. Yoshinaga en profita pour avancer sur Kyoto. Durant sa marche, il reçu le soutien d’un Empereur retiré, Go-Shirakawa, lui donnant une légitimité officielle. Ce que voyant, et incapables de l’arrêter, les Taira abandonnèrent la capitale pour se retirer à l’ouest, sur leurs terres. Yoshinaga entra finalement à Kyoto à la mi-août, sur les talons des Taira.
Mais l’entrée victorieuse se transforme rapidement en une occupation amère. Yoshinaga ne parvient pas à pousser plus avant vers l’ouest, les Taira se battant désormais sur leurs propres terres. Qui plus est, les soldats de Yoshinaga sont des guerriers brutaux, venus de provinces reculées. Leurs comportements ne correspondent pas aux normes raffinées de la Cour de Kyoto. Ils se comportent mal, pillent la ville et rudoient ses habitants, tandis que Yoshinaga laisse faire. Rapidement, les nobles sont las et Go-Shirakawa envoie dans le dos de Yoshinaga une missive à Yoritomo, lui demandant de le débarrasser de ce si gênant cousin.
Yoritomo n’est que trop heureux de répondre à la demande impériale, d’autant qu’il déteste son cousin. La raison en est assez simple : Yoritomo déteste par principe tout ce qui lui fait de l’ombre, et Yoshinaga n’entend pas se soumettre à son cousin (d’où le patronyme de Kiso et pas de Minamoto). Yoritomo envoie donc Yoshitsune contre Yoshinaga. Ce dernier, ayant compris que Go-Shirakawa s’est retourné contre lui, attaque Le 1er janvier 1184 sa résidence, obligeant l’Empereur retiré à s’enfuir. Attaqué de toutes parts dans Kyoto, Yoshinaga décide d’en sortir et d’affronter les forces ennemies sur la rivière Uji, là-même où le Prince Mochihito s’était battu trois avant auparavant. Défait, il est poursuivi jusqu’à Awazu où il est abattu d’une flèche. Sa femme, Tomoe Gozen, survit apparemment au combat et aurait été prise comme concubine par le samouraï l’ayant capturée.
Minamoto no Yoshitsune, sur une lancée victorieuse, continue ensuite vers l’ouest pour affronter les Taira. Ces derniers, retranchés dans leurs terres, sont confiants. Mal leur en prend. A la bataille de Icho no Tani, le 20 mars 1184, Yoshitsune leur inflige une première défaite en les prenant à revers lors d’une charge célèbre en descendant une falaise dans le dos de la forteresse Taira. Ces derniers, toutefois, s’échappent facilement par la mer. Ils en sont en effet les maîtres, disposant de nombreux navires tandis que les Minamoto n’ont aucune expérience de ces choses là.
Les Taira se retirent sur l’île de Kyushu, dans la forteresse de Yashima. Yoshitsune ne peut les poursuivre, faute de navires, mais se prépare pendant une année. En mars 1185, il traverse finalement la mer intérieure du Japon et attaque soudainement Yashima. Une fois encore, il l’emporte, les 22 et 23 mars 1185. Une fois encore, les Taira s’échappent par la mer. Mais cette fois-ci, Yoshitsune dispose d’une flotte. Et surtout, sa victoire à Yashima lui apporte le renfort de certains vassaux Taira, qui changent de camp pour voler au secours de la victoire. La flotte de Yoshitsune grossit en conséquence, ce qui lui permet de poursuivre rapidement les Taira, dès avril.
Le 25 avril, il affronte les Taira dans le détroit de Shimonoseki, à Dan no Ura. Les Taira sont acculés et n’ont plus vraiment aucune issue. Ils restent cependant des maîtres du combat naval, quand les Minamoto et leurs soutiens sont moins expérimentés en la matière. Les Taira profitent également de la marée, en leur faveur. Las pour eux, le combat dure. Pire encore, l’un des leurs trahit et indique aux Minamoto l’emplacement du navire où est gardé le jeune Empereur Antoku, qui a suivi les Taira jusque là. Les Minamoto criblent le navire de traits. Se sentant perdue, la mère du jeune Empereur prend le souverain et se jette dans les flots. La débandade s’empare des Taira, qui se mettent à s’immoler en masse dans la mer. L’un d’eux, agrippés par plusieurs samouraïs Minamoto, en projette un par-dessus le bastingage puis en attrape deux autres avant de se jeter à la mer avec ses infortunées ennemis. Un autre, souhaitant mourir à coup sûr, s’attache à une ancre avant de se laisser basculer. Le clan Taira est définitivement décimé, la mer jonchée de leurs cadavres. On dit que leurs âmes se réfugièrent dans les crabes locaux, depuis appelés Heikegani, “crabes Heike”.
A Dan no Ura, Minamoto no Yoshitsune écrase définitivement les Taira, dont le clan disparaît et ne se relèvera jamais. Les Minamoto sont désormais la force dominante dans l’archipel.
Minamoto no Yoritomo, by Fujiwara no Takanobu
Yoshitsune et Benkei, by Yoshitoshi Tsukioka (1885).
Bataille d’Ichi no Tani
Bataille de Dan no Ura
3. Conclusion
La victoire de Dan no Ura ne sonne pas complètement la fin des hostilités. Car si les Taira sont hors jeu, Yoritomo n’en a pas complètement fini avec le conflit. Et sa prochaine cible n’est autre que son propre frère, Yoshitsune. En effet, ce dernier se voit couvert d’honneurs et de titres par l’Empereur retiré, Go-Shirakawa (les Empereurs retirés ont plus de pouvoirs de fait que les Empereurs en titre). De fait, Go-Shirakawa espère monter – plus ou moins habilement – Yoshitsune contre Yoritomo. Ce dernier n’est pas dupe, et ne tarde pas à marcher contre son jeune frère. Ce dernier est auréolé de la gloire de ses trois grandes victoires. Mais les forces qu’il commande ne sont pas les siennes, ce sont celles de Yoritomo. Yoshitsune ne tarde pas à se retrouver isolé. Tout comme Yoshinaga, il finira par abandonner Kyoto et par s’enfuir dans le nord de l’île. Traqué, rattrapé, il se donne la mort en juin 1189.
L’allégeance de la majorité des forces armées du Japon appartient à Yoritomo. Ce dernier n’est en effet pas resté inactif pendant qu’il envoyait les autres se battre. Resté à Kamakura, il avait organisé un “samurai dokoro”, un office des samouraïs, chargés d’administrer les sujets propres aux combattants et notamment l’attribution des terres. Un pouvoir pourtant réservé à la Cour.
Mais la Cour ne peut réagir et se voit forcée de composer. Finalement, en 1192, Yoritomo est nommé Shogun. C’est la naissance du tout premier Shogunat – ou Bakufu -, le premier régime où les guerriers dominent. La noblesse lettrée de l’époque Heian, amère, laisse peu à peu la place à ceux qu’elle méprisait : les guerriers. Désormais, ce sont eux qui vont faire la politique du Japon. Malgré quelques sursauts du pouvoir impérial, ils garderont ce pouvoir jusqu’à la restauration Meiji, en 1868. La guerre de Genpei ouvre la grande ère des samouraïs.
Bibliographie :
Stephen Turnbull, The Gempei War 1180-85, Osprey Publishing, 2016
Julien Peltier, Samouraïs 10 destins incroyables, Editions Prisma, 2016
George Sansom, A History of Japan to 1334, Stanford, 1958
Edwin O. Reischauer, Japan The story of a nation, Third edition, Alfred A. Knopf, 1964The Heike Monogatari, translated by A.L. Sadler, Kimiwada Shoten, 1941.
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