Mino et Owari
Si, à l’est d’Owari, se trouvent les Imagawa et les Matsudaira, deux dangers pour les Oda jusqu’en 1560, la province est bordée au nord par celle de Mino, dominée par le clan Saito. Les relations entre les Oda et les Saito n’ont pas toujours été particulièrement bonnes. Au contraire : Oda Nobuhide, le père de Oda Nobunaga, les a tout autant affrontés qu’il a combattu les Matsudaira et les Imagawa.
Le clan Saito n’a rien d’un clan ancien et vénérable, au contraire. Il est emblématique de ces clans nés d’un aventurier audacieux et un rien chanceux qui s’élèvent dans la hiérarchie en profitant du chaos de l’ère Sengoku. Saito Dosan, le “fondateur” de la famille, n’est même pas samouraï d’origine. Il est notamment connu pour avoir travaillé comme marchand d’huile. Par diverses manigances, le rusé compère saura se rendre important auprès de son daimyo… avant de le renverser et de mettre la main sur la province toute entière. Y gagnant au passage le surnom de “Vipère de Mino”.
Saito Dosan
En 1548, Oda Nobuhide envoya un émissaire à Inabayama, la forteresse-capitale des Saito, pour proposer une alliance cimentée par le mariage entre la fille de Saito Dosan – Nohime (aussi connue sous le nom de Kicho) – et son propre fils, Oda Nobunaga. A la surprise des Oda, Saito Dosan accepta sans trop discuter. Le mariage aurait eu lieu au printemps 1546, mais les sources ne sont pas très claires sur la date exacte. Grâce à ce mariage, Owari et Mino connurent une paix relative.
Les raisons derrière l’accord de Saito Dosan ne sont pas très claires. Connu pour être retors, il aimait déstabiliser ses adversaires et même ses propres partenaires. Il est tout à fait possible qu’il ait accepté le mariage en espérant capitaliser sur les erreurs futures de Nobunaga, alors encore jeune mais à la réputation déjà sulfureuse.
En 1551, Oda Nobuhide mourut et Oda Nobunaga repris le contrôle du clan, bien que cela ne se soit pas fait sans heurts. En 1553, Saito Dosan, qui continuait d’observer son gendre de loin, se décida à l’inviter à Inabayama afin de vérifier de visu si les rumeurs qui courraient sur Nobunaga étaient véridiques. Contre l’avis de ses conseillers, Oda Nobunaga accepta et se déplaça à Mino en personne. Il y était attendu, mais Saito Dosan était un homme malin : pour s’assurer lui-même du caractère de Nobunaga, il se dissimula à proximité de l’entrée de sa propre forteresse. De là, il pu admirer l’impressionnante escorte accompagnant son gendre : plusieurs centaines de samouraïs et d’ashigarus, équipés de lances plus longues que d’ordinaire, et même une escouade d’arquebusiers. Oda Nobunaga venait en faisant démonstration de force.
Mais cette première impression ne fut pas durable. Car quand passa Oda Nobunaga, il est peu douteux que Saito Dosan passa d’un coup à une déception : Oda Nobunaga dépareillait profondément de ses troupes. Habillé d’un kimono de qualité douteuse, avachi sur sa monture, décoiffé… Il ne donnait en rien l’image d’un homme respectable, encore moins d’un daimyo.
Décontenancé, Saito Dosan retourna en hâte à la salle d’audience, où il attendit l’entrée de son invité, discutant discrètement avec ses vassaux de l’opportunité de se débarrasser d’un gendre aussi peu reluisant. Gendre qui, pendant ce temps, se faisait attendre. Quand Oda Nobunaga entra finalement dans la salle d’audience, Saito Dosan fut pris par surprise : loin d’apparaître échevelé et mal habillé, son gendre arborait désormais un kimono richement orné, un katana d’apparat finement décoré et un coiffure à la hauteur de son rang. Le précédent habillement n’était qu’un piège, dans lequel Saito Dosan était tombé. La Vipère de Mino avait trouvé aussi roublard que lui. La relation entre les deux hommes fut profondément marquée par cette rencontre, et Saito Dosan proposa à maintes reprises son soutien à Oda Nobunaga, y compris militaire.
Retour aux hostilités
Les choses se gâtèrent toutefois, mais pas entre Saito Dosan et Oda Nobunaga. Arrivé à un âge avancé, Saito Dosan se retira et laissa la direction du clan à son fils, Yoshitatsu, ainsi que la forteresse d’Inabayama. Saito Dosan, quant à lui, se retira un peu plus loin. Mais Yoshitatsu n’était pas aussi favorable aux Oda que ne l’était son père, avec qui il entretenait d’ailleurs des relations contrariées. Quand Dosan décida de déshériter son fils au profit de l’un de ses cadets, Yoshitatsu assassina ses deux frères. Furieux, le père déclara que la province de Mino devait revenir à son gendre, Oda Nobunaga, se retrancha dans son manoir et fit mander l’aide dudit gendre.
Malheureusement pour Saito Dosan, il ne disposait plus que de maigres forces, environ 2 700 soldats, quand son fils avait alors à disposition la quasi-totalité de l’appareil militaire de la province. En avril 1556, Yoshitatsu attaqua son père, et ce dernier fut tué durant la bataille. Oda Nobunaga, qui marchait au secours de son beau-père, avait déjà franchi la frontière mais ne pu arriver à temps. Se retrouvant isolé en territoire maintenant ennemi, il dû se résoudre à rentrer en Owari.
Dans les années qui suivirent, Oda Nobunaga fit plusieurs tentatives d’invasion de Mino, toutes sans succès. Saito Yoshitatsu était un seigneur compétent et un général efficace, pouvant compter sur des vassaux nombreux et loyaux. Mais Yoshitatsu mourut à son tour, en 1561, après avoir contracté la lèpre. Et c’est peu dire que son propre fils, Saito Tatsuoki, ne possédait pas les qualités de ses pères. Paresseux et alcoolique, selon certaines sources, il ne s’intéressait que peu aux choses de la guerre et il ne tarda pas à s’aliéner nombre des loyaux vassaux de son père. Or, la situation avait bien changé entre temps. En juin 1560, Oda Nobunaga avait triomphé d’Imagawa Yoshimoto à Okehazama, puis scellé une alliance avec les Matsudaira, sécurisant de fait sa frontière est. Dans la foulée, Nobunaga s’était également entendu avec le redouté Takeda Shingen, maître de Kai et de la majorité de Shinano, garantissant pour un temps une neutralité des redoutables guerriers de Kai. Nobunaga avait donc les mains libres pour repartir à l’assaut de Mino.
A la manoeuvre : le rusé Hideyoshi
Mais cette fois-ci, Oda Nobunaga ne s’y attaqua pas “directement”. Il savait, par ses espions, que les vassaux de Saito Tatsuoki étaient pour beaucoup mécontents. Il chargea donc, en 1564, l’un de ses proches de favoriser ce mécontentement, et si possible de retourner les seigneurs de Mino contre le clan Saito. La personne chargée de ce travail délicat était un certain Kinoshita Tokichiro. Ce nom ne dira rien au lecteur, mais ce personnage est bien plus connu sous ses deux noms suivants : Hashiba Hideyoshi et surtout Toyotomi Hideyoshi.
Le futur deuxième unificateur du Japon n’est alors pas encore grand chose. Né roturier, il a gravi habilement les échelons dans l’armée d’Oda Nobunaga, se faisant remarquer de ce dernier par sa grande intelligence. Hashiba Hideyoshi n’est pas vraiment un samouraï typique : il est assez maigre, petit, malingre, son physique est disgracieux au possible et il est objectivement laid. Il portait le sobriquet dégradant de “saru”, le singe. Mais Hideyoshi compense cela par une intelligence incroyable et une vivacité d’esprit peu commune. C’est lui que Nobunaga charge donc de remuer les plaies internes à Mino. Hideyoshi s’en sort avec un grand talent, parvenant à retourner certains seigneurs, ou à acheter la neutralité de certains autres. Son plus grand coup est certainement d’avoir retourné contre les Mino leur meilleur stratège, Takenaka Hanbei. Stratège de génie, Hanbei souffrait d’un physique efféminé et gracile, au antipodes de la robustesse propre aux samouraïs. Il était régulièrement moqué pour cela par les samouraïs de Saito Tatsuoki, jusqu’à de véritables insultes. A la suite d’une insulte particulièrement grave contre lui, que Tatsuoki refusa de sanctionner, Takenaka Hanbei décida de donner une leçon à son maître. Tatsuoki résidait alors dans la forteresse d’Inabayama, réputée imprenable. Située sur le pic d’une montagne, avec une seule voie d’entrée, la forteresse était inattaquable. Takenaka Hanbei s’en empara… avec seize samouraïs de sa suite, par surprise et en causant une telle panique que Tatsuoki s’enfuit en abandonnant la place. Il y rentra tout penaud quelques jours plus tard, Hanbei lui ayant rétrocédé la place avant de se retirer dans sa propre résidence. L’affaire ne renforça pas la popularité du daimyo. Quant à Hanbei, il finit par se rallier à Hideyoshi, impressionné par son talent et son intelligence au point de refuser de servir les Oda et d’exiger d’être au service direct d’Hideyoshi.
Takenaka Hanbei et Toyotomi Hideyoshi
Sunomata et la prise d’Inabayama
En août 1566, constatant le succès des efforts d’Hideyoshi, Oda Nobunaga ordonna une nouvelle invasion de Mino. Les opérations se déroulèrent, cette fois-ci, bien mieux que les tentatives précédentes : une partie des vassaux de Saito Tatsuoki refusèrent de s’impliquer, d’autres avaient changé de camp. Toutefois, pour assiéger Inabayama, Oda Nobunaga avait impérativement besoin de sa propre place forte à proximité. Une fois de plus, ce fut l’ingénieux Hashiba Hideyoshi qui fut chargé de trouver une solution. Ladite solution consistait à bâtir un fort à proximité d’Inabayama, au lieu dit Sunomata. La tâche, toutefois, allait être ardue, car bâtir un fort sous le nez de l’ennemi revenait à s’exposer à ses attaques. Hideyoshi contourna le problème. Il recruta des bandes de bandits de la région, et fit préparer en amont de la rivière qui coulait vers Inabayama son fort… en pièces détachées. Littéralement. Le soir venu, il fit flotter l’ensemble sur des radeaux avec l’aide des bandits locaux, fit assembler le tout durant la nuit… et les Saito se réveillèrent le lendemain matin avec un fort bâti littéralement sous leur nez en une seule nuit. Suite à ce succès, Oda Nobunaga donna à Hideyoshi son nom de “Hashiba Hideyoshi”, en lieu et place de Kinoshita Tokichiro. Il s’agissait d’un véritable nom de samouraï, plutôt que ce que Hideyoshi s’était bricolé au début de sa carrière. Pour lui, c’était une véritable reconnaissance.
Depuis Sunomata, Oda Nobunaga pu enfin se lancer à l’assaut d’Inabayama. Mais là encore, la tâche était ardue : la forteresse restait difficilement prenable de front. Une fois de plus, ce fut Hideyoshi qui trouva une solution. S’étant lié d’amitié avec des locaux, l’un d’eux lui montra un chemin étroit permettant de déboucher derrière la forteresse, pour ensuite grimper à l’intérieur. Hideyoshi parvint à convaincre Oda Nobunaga de le laisser tenter un assaut nocturne par derrière tandis que l’armée attendrait devant. Le plan se déroula sans accroc : après une dure escalade, l’escouade de Hideyoshi déclencha un incendie, causant un grand désordre. Ils en profitèrent pour ouvrir grand les portes de la forteresse, tandis qu’Hideyoshi, grimpé à une tour, signalait frénétiquement de sa gourde à Nobunaga qu’il fallait attaquait. L’armée des Oda s’engouffra dans la forteresse, qui fut prise. L’imprenable Inabayama avait été prise. Et avec elle, la province de Mino toute entière.
La prise d’Inabayama. On peut distinguer la gourde d’Hideyoshi au-dessus du mur.
Oda Nobunaga renomma Inabayama en Gifu, un nom tiré de l’antiquité chinoise et qui affichait clairement ses ambitions expansionnistes. Il s’y installa, faisant de Gifu son nouveau quartier général. De là, il pouvait possiblement planifier une marche vers Kyoto.
Bibliographie :
– “Japan, the story of a nation”, Edwin O. Reischauer, 1981
– “A History of Japan 1334-1615”, George Sansom, 1958
– “Sengoku Jidai. Nobunaga, Hideyoshi, and Ieyasu: Three Unifiers of Japan” – Danny Chaplin, 2018
– “Japonius Tyrannus”, Jeroen P. Lamers, 2000
0 commentaire