Les flammes illuminent la nuit, éclairant jusqu’à Kyoto. Au loin, le Mont Hiei, abritant l’Enryaku-Ji, l’un des temples protecteurs de la capitale, brûle. Nous sommes le soir du 30 septembre 1571. Comment un tel drame a-t-il bien pu se produire ? Rapidement, la rumeur se répand dans la capitale : ces flammes ne sont pas un accident, mais bien le produit de l’homme. Puis la vérité se fait jour : Oda Nobunaga, le seigneur d’Owari, l’homme fort – bien que rudement contesté – du Japon, celui qui tient Kyoto dans sa poigne, a attaqué l’Enryaku-Ji, a massacré ses occupants et a incendié les temples. Comment en est-on arrivé là ?
Pour le comprendre, il nous faut nous écarter un peu de notre sujet et nous pencher sur le bouddhisme au Japon. Introduit au Japon bien des siècles auparavant, dès les Ve et VIe siècles, par des moines Chinois et Coréens, le bouddhisme devient rapidement l’une des principales religions du Japon, avec le shintoïsme. On peut notamment évoquer les nombreux temples bouddhistes installés à Nara, l’ancienne capitale avant Kyoto. Kyoto elle-même dispose de nombreux temples, au point d’être surnommée “la cité aux mille temples”.
Mais ce serait une erreur de croire que ces temples et leurs occupants soient détachés du monde qui les entoure. Au contraire. Les moines bouddhistes sont fortement impliqués dans de nombreux événements de l’Histoire du Japon. Ainsi, à l’époque Heian, ils sont la terreur de la capitale car les moines des temples alentours montent régulièrement de véritables raids contre la ville, exigeant que l’Empereur leur garantisse des privilèges fiscaux et leurs possessions territoriales. Car les temples bouddhistes disposent d’une variété de privilèges, y compris celui de récolter eux-mêmes l’impôt sur les terres qui leur ont été attribuées. Ces privilèges, ils les défendent farouchement et brutalement.
Car les moines bouddhistes ne se contentent pas d’être moines : nombreux sont ceux qui ont la double qualité d’être moines et guerriers, les fameux “sohei”. Mais les moines ne se contentent pas, pour certains, d’être des combattants. Les monastères entretiennent bien souvent leurs propres armées privées, composées de soldats paysans mais aussi de véritables professionnels et de samouraïs. Ces forces privées sont des menaces qui doivent être prises en compte. Cette implication dans les affaires terrestres fait des moines bouddhistes une cible pour leurs ennemis. Ainsi, lors de la guerre de Genpei, les Taira attaquèrent Nara et brulèrent la ville et ses temples, au motifs que lesdits temples soutenaient le clan opposé des Minamoto. Cette assaut brutal leur valu une haine féroce de la plupart des temples bouddhistes à travers le Japon.
Sohei, moine soldat
Cette influence des temples bouddhiste va fluctuer, suivant la puissance des Shoguns, mais jamais disparaître. Avec l’effondrement du Shogunat Ashikaga, et alors que le Japon s’enfonce dans une période de guerres internes qui semblent sans fin, les temples bouddhistes prennent part aux conflits qui se nouent et se dénouent. Rassemblant parfois de vastes communautés de paysans et de guerriers autour de leurs idées religieuses, certaines sectes bouddhistes deviennent de véritables pouvoirs locaux, tenant tête aux daimyos et les renversant même parfois. On peut ainsi noter le Hongan-Ji, situé sur les marais d’Osaka. Véritable complexe fortifié et protégé par la nature, le Hongan-Ji accueillera à son apogée plus de 10 000 membres. On notera aussi l’Enryakuji, sur les hauteurs du Mont Hiei, à proximité de Kyoto. Mais les sectes bouddhistes, connues sous le nom de “Ikki”, sont présentes dans de nombreuses régions du Japon et créent bien souvent des troubles. Dans certaines provinces, ces mouvements mélangeant paysans, moines et samouraïs de basse classe parviennent même parfois à renverser les seigneurs locaux. La province de Kaga (sur la côte Nord d’Honshu) est ainsi dominée pendant plus d’une décennie par une secte Ikki.
Oda Nobunaga et les sectes bouddhistes
Revenons-en donc à Oda Nobunaga. Maître d’Owari, de Mino et d’une bonne partie des provinces centrales autour de Kyoto, Nobunaga avait eu affaire aux sectes bouddhistes à plusieurs reprises. L’un des points de tensions entre eux était le refus d’Oda Nobunaga de fermer l’œil sur les privilèges des temples se retrouvant sous sa juridiction. Oda Nobunaga avait notamment ordonné la recension des terres en sa possession, et refusait d’en exclure les temples bouddhistes. Les moines prenaient très mal les exigences d’Oda Nobunaga. Quant à ce dernier, de caractère autoritaire, il supportait peu les refus d’obtempérer des moines, voire leur opposition.
Mais, pour Oda Nobunaga, les bouddhistes se posent comme un véritable problème à l’occasion du conflit avec les Azai et les Asakura. Nous l’avons vu, Oda Nobunaga les affronte en 1570, notamment lors de la bataille d’Anegawa en juillet. Sa victoire ne sonne toutefois pas la fin du conflit entre eux. Et justement, dès août 1570, les Azai et les Asakura repartent à l’offensive, et remportent même plusieurs victoires. Profitant de cela, les deux clans entreprennent de menacer Kyoto… et utilisent pour cela le Mont Hiei, où ils sont fort bien accueillis par les moines de l’Enryaku-Ji.
Inquiet de voir ses ennemis si proches de la capitale, et doté d’une base avancée solide, Oda Nobunaga ordonna aux moines de l’Enryaku-Ji d’expulser ses ennemis et de cesser de prendre part au conflit. Un ordre qui fut complètement ignoré par les moines. Les Azai et les Asakura finirent par reculer, mais Nobunaga ne pouvait laisser passer un tel affront et surtout une telle menace. Le Mont Hiei, laissé à lui-même, constituait un avant-poste potentiel pour toute force hostile, mais aussi une menace sur ses arrières s’il décidait de sortir de Kyoto. Oda Nobunaga se résolu alors à une action extrême : attaquer le complexe fortifié de l’Enryaku-Ji.
Assaut sur l’Enryaku-Ji
Le 29 septembre 1571, Oda Nobunaga ordonna de marcher vers le Mont Hiei. Arrivé sur place, il fit encercler la montagne tout entière par ses troupes, environ 30 000 hommes. Il est alors accompagné de plusieurs de ses généraux, dont Akechi Mitsuhide et Niwa Nagahide. Inquiets, les moines proposèrent une rançon de près de 500 pièces d’or, sans succès. Le 30 septembre, Oda Nobunaga ordonna à ses troupes d’avancer. Les ordres étaient simples. Tuer et brûler. Qu’il fut moine, soldat, paysan, homme, femme ou enfant, tous devaient périr. Tout bâtiment rencontré devait brûler. Les forces d’Oda Nobunaga entamèrent l’ascension du Mont Hiei, fouillant avec méthode toutes les cachettes possibles, les trous, les grottes, les rivières. Et de tuer toute personne rencontrée. Les forces de l’Enryaku-Ji n’étaient pas assez nombreuses, ni assez puissantes, pour espérer arrêter cette avancée inexorable. Ceux qui tentaient de s’enfuir étaient tués, ceux qui résistaient étaient tués. Les moines tentèrent bien de se retrancher au plus haut de la montagne, en vain. Les troupes d’Oda Nobunaga avancèrent jusqu’au sommet, massacrèrent les moines et brûlèrent les temples.
Les estimations du nombre de mort sont incertaines. Le Shincho Koki, une biographie de Nobunaga par l’un de ses proches, estime les pertes des moines à plusieurs milliers. Luis Frois, un jésuite alors au Japon, les estime à 1 500. D’autres sources évaluent les pertes à 3 000 ou à 4 000 morts. Mais plus que le nombre de morts, c’est le symbole même de l’assaut qui frappe le Japon. A Kyoto, la destruction de l’un des sanctuaires protecteurs fait craindre que le malheur et le châtiment divin ne s’abattent sur la capitale en rétorsion.
La destruction de l’Enryaku-Ji
Le siège du complexe Ishiyama Hongan-Ji
L’assaut sur l’Enryaku-Ji n’est pas la seule action entreprise par Oda Nobunaga contre les Ikko-Ikki. Si le Mont Hiei était une menace proche, le complexe du Ishiyama Hongan-Ji était la principale place forte en activité des moines-guerriers. Il s’agissait notamment de la résidence de l’abbé Kosa, le dirigeant religieux de ce mouvement bouddhiste.
Oda Nobunaga n’attends d’ailleurs pas d’avoir réduit en cendres l’Enryaku-Ji pour menacer le Hongan-Ji : dès août 1570, il envoie près de 30 000 commencer des opérations autour du monastère forteresse, en attaquant les fortins les plus isolés du complexe et en construisant ses propres places fortes dans la zone. Les sohei ne se laissent toutefois pas faire. Contrairement à l’Enryaku-Ji un an plus tard, les moines guerriers ripostent et remportent même quelques victoires. Ils bénéficient de plusieurs avantages, notamment celui du terrain, mais disposent aussi de véritables forces armées, bien entraînées et bien équipées. Il faut ainsi noter un corps discipliné de 3 000 arquebusiers d’élite, déployé en renfort suivant les
besoins sur le front.
Abbé Kosa
Ajoutons à cela la difficulté d’attaquer de front le Ishiyama Hongan-Ji : situé le long de la côté, entouré de zones marécageuses protégées par de multiples fortins, l’endroit est difficile à assaillir. En conséquence, les forces de Nobunaga piétinent face aux sohei, voire sont battues. Cela n’empêche en rien Nobunaga de s’obstiner. Il y envoie régulièrement ses généraux et fait construire de plus en plus de fortins autour du Hongan-Ji. La campagne de 1570 va s’étirer dans le temps, pour devenir un véritable siège sur… dix années entières. Il faudra dix années entières pour réduire le Hongan-Ji. Durant cette période, les forces de Nobunaga rassemblèrent des soldats de sept provinces différentes et construisirent pas moins de 51 forts afin de mener à bien le siège, faisant de cette armée l’une des plus conséquentes de celles qui arpentaient le Japon aux ordres de Nobunaga.
Ce qui n’est pas rien, considérant qu’entre 1570 et 1580, Oda Nobunaga reste l’homme fort du Japon, s’emparant progressivement de nombreuses provinces, battant les Azai et les Asakura, attaquant les Mori plus à l’ouest, détruisant totalement les Takeda… Pendant cette période où Oda Nobunaga s’étend de tous côtés et conserve la main sur Kyoto, les sohei du Hongan-Ji vont lui tenir tête. Non sans mal, mais avec opiniâtreté. L’une des raisons derrière cette longévité est l’incapacité, pendant la majorité du siège, des Oda et de leurs alliés à isoler complètement le complexe de l’extérieur. Les Ikki du Hongan-Ji seront ainsi ravitaillés de l’extérieur par la mer pendant des années, principalement par les Mori.
Ce n’est qu’en 1578, après avoir réformé sa propre marine et avoir construit d’imposants navires à la coque renforcée de plaques de métal que Oda Nobunaga pu enfin voir le siège basculer en sa faveur. A l’ouest, en 1579, Hashiba Hideyoshi avançait contre les Mori, les empêchant de se consacrer à renforcer le Hongan-Ji. Dans le même temps, l’abbé Kosa, moins radical que nombre de ses propres hommes, avait déjà envisagé des négociations dès les années 1575, mais sans concrétiser. Toutefois, à partir de 1579, avec la fin de l’approvisionnement des Mori, la situation dans les murs du Honga-Ji devenait compliqué.
Heureusement pour les défenseurs, une négociation fut organisée par l’Empereur, permettant à l’abbé Kosa de négocier avec Oda Nobunaga en avril 1580. Quelques semaines plus tard, l’abbé Kosé et son fils se rendaient à Nobunaga. Leur reddition ne fut pas immédiatement suivie par la chute de la forteresse, mais cela ne tarda pas. En août 1580, les défenseurs abandonnaient la partie. Respectant les négociations, Oda Nobunaga épargna la majorité des survivants mais rasa entièrement le complexe fortifié afin de ne plus jamais avoir à recommencer.
Conclusion
Si ces deux grands événements – le massacre de l’Enryaku-Ji et le siège du Hongan-Ji – ne sont pas les seuls occurrences d’affrontement entre Oda Nobunaga et les sohei, les ligues bouddhistes, ce sont probablement les deux affrontements les plus significatifs. A chaque affrontement, malgré des revers, Oda Nobunaga a fini par l’emporter. Avec le développement des armées de plus en plus professionnelles, les armées de moines-guerriers mélangeant moines, paysans et samouraïs deviennent de moins en moins pertinentes, incapables d’affronter des seigneurs de guerre qui, règnant sur des provinces ou des régions entières, peuvent mobiliser des forces professionnelles sur des périodes prolongées.
Au final, les temples bouddhistes comme lieu de pouvoir politiques et militaires déclinent fortement avec Oda Nobunaga. Les daimyos conserveront le pouvoir, pas les moines.
Bibliographie :
– “Japan, the story of a nation”, Edwin O. Reischauer, 1981
– “A History of Japan 1334-1615”, George Sansom, 1958
– “Sengoku Jidai. Nobunaga, Hideyoshi, and Ieyasu: Three Unifiers of Japan” – Danny Chaplin, 2018
– “Japonius Tyrannus”, Jeroen P. Lamers, 2000
– “The Chronicle of Lord Nobunaga”, Ota Gyuichi, trad J.S.A Elisonas et J.P. Lamers
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