Introduction
La bataille d’Okehazama se déroule au sein du Japon de l’ère communément appelée “Sengoku”, l’ère des provinces en guerre. Le pouvoir central des Shoguns Ashikaga, installés dans la capitale Kyoto, a failli. Le pays a sombré dans le désordre et les provinces du Japon deviennent la proie de qui veulent bien s’en saisir. Pour les guerriers et les opportunistes de tout poil, cette époque est faste et un homme talentueux peut bien vite se tailler son propre domaine. Le pays voit donc apparaître de multiples seigneurs de guerre, dominant des domaines plus ou moins étendus, pouvant s’étendre sur plusieurs provinces, et dont l’autorité et la loi ne dépend que de leur force. L’absence d’autorité centrale incontestée entraîne la multiplication des affrontements entre ces seigneurs de guerre, en général en vue d’agrandir ou de défendre un territoire. Dans le Japon de l’ère Sengoku, les fortunes se défont aussi vite que les têtes tombent.
Notre histoire se déroule sur l’île d’Honshu, la principale des quatre grandes îles de l’archipel du Japon. Plus exactement, sur la côte sud-est, autour de la baie d’Ise et jusqu’à la baie de Suruga. Entre les actuelles villes de Nagoya et Shizuoka.
D’un côté, le clan Oda, situé dans la province d’Owari. Divisé en plusieurs branches, la province et le clan ne sont unifiés que tardivement grâce à l’oeuvre de Oda Nobuhide et de Oda Nobunaga, l’un des protagonistes de la bataille d’Okehazama. De l’autre, le clan Imagawa, solides maîtres des provinces Izu, Suruga et Totomi. Les Imagawa sont secondes par le clan Matsudaira, situés entre Owari et Suruga, dans la province de Mikawa. Clan renommé aux origines anciennes, les Imagawa sont puissants et riches. Leur capitale, Sunpu (dans l’actuelle Shizokua), passait pour une “petite Kyoto”. Leur emprise sur trois provinces entières était cependant menacée par des rivaux de taille : les Hojo, maîtres du littoral du Kanto, et les Takeda de la province de Kai (et de Shinano), tous les deux sur leur nord et leur nord-est. A l’ouest, les Imagawa sont principalement en conflit régulier avec le clan Oda. Les Matsudaira, pressés par Oda Nobuhide, avaient accepté une alliance relevant plutôt de la soumission et envoyé le fils de leur seigneur en otage. Ce fils sera plus tard célèbre sous le nom de Tokugawa Ieyasu. En 1554, Imagawa Yoshimoto, le seigneur du clan, signe une alliance tripartite avec les Takeda et les Hojo, ce qui lui laisse les mains libres pour avancer à l’ouest contre les Oda.
Imagawa Yoshimoto et Oda Nobunaga
Le clan Oda n’est pas un grand clan comme les Imagawa. Leur origine est plus modeste, et ils ne sont installés que sur la province d’Owari. La famille est divisée en deux grandes branches, et l’unification n’arrivera que tardivement, finalisée avec Oda Nobunaga. Ce dernier devra détruire une branche familiale rivale mais également affronter sa propre famille, dont un oncle, un frère et sa propre mère. Côté ennemis extérieurs, les Oda ont longtemps affronté le clan Saito, installé à Mino au nord d’Owari et dirigé par Saito Dosan. Le mariage entre la fille de ce dernier et Oda Nobunaga, en 1549, permet une paix temporaire. Mais les tensions entre les Saito et les Oda réapparaissent après l’assassinat de Saito Dosan par son fils en 1556. A l’est, les Oda sont régulièrement en conflit frontalier avec les Matsudaira, et avec leurs désormais suzerains Imagawa. Ces conflits, de maigre envergure en général, se limitent à quelques prises de châteaux et de villages, aussi rapidement gagnés que perdus. En face du puissant clan Imagawa, les Oda ne peuvent pas vraiment se prévaloir d’une alliance ou d’un avantage quelconque. D’autant que face à Imagawa Yoshimoto, l’on retrouve Oda Nobunaga.
Oda Nobunaga est alors surnommé le “fou d’Owari”. Il doit ce surnom à son comportement quelque peu erratique durant sa jeunesse, brisant nombre de codes de gens de son rang, préférant l’entourage de jeunes de toutes conditions. L’un des épisodes les plus connus concerne son comportement irrespectueux à l’enterrement de son propre père. En conséquence, il n’est pas souvent pris au sérieux, ou pas assez. Il est tout à fait possible qu’il ait justement agi en ce but, afin d’être sous-estimé. Sous-estimé, il l’est en tous cas par son adversaire, Imagawa Yoshimoto. Quand ce dernier décide de marcher sur l’ouest pour aller jusqu’à Kyoto, il ne prend guère en compte la possibilité que les Oda soient un véritable problème.
La bataille
En 1560, Imagawa Yoshimoto se décide à marcher vers l’ouest, possiblement jusqu’à Kyoto s’il y parvient. Contrairement aux Hojo et aux Takeda, ses “alliés”, bloqués par les montagnes ou trop éloignés, les Imagawa ont une voie assez ouverte. Il leur suffit de suivre la côte en passant par Owari avant de bifurquer vers le lac Biwa par Mino et arriver dans les Provinces Centrales et à Kyoto. Yoshimoto débuta ses préparatifs fin avril / début mai 1560. Il assembla une host allant de 25 000 hommes jusqu’à 45 000. Les sources divergent sur le nombre exact, mais même 25 000 reste un nombre très élevé. Cette armée était consistuée d’un noyau de samouraïs encadrant une importante masse de fantassins appelés “Ashigarus”. Outre les soldats de son propre clan, Yoshimoto avait aussi enrôlé des forces de seigneurs vassaux lui obéissant, notamment le clan Matsudaira. Tokugawa (Matsudaira) Ieyasu comptait comme un général dans l’armée. Bien qu’otage, il avait été bien traité, et il fut mis à la tête des soldats de son clan pour l’occasion, bien que sous surveillance.
Face à cette armada, Oda Nobunaga ne pouvait pour sa part qu’assembler une petite armée, estimée à entre 2 000 et 3 000 hommes. De plus, il disposait pour protéger sa frontière d’une série de forts : Tenge, Zenshoji, Nakajima, Marune et Washizu. Les deux derniers menaçaient directement un fort occupé, lui, par les Imagawa : le château d’Odaka (à ne surtout pas confondre avec Osaka). Ces forts sont gardés par de petites garnisons, servant généralement à résister suffisamment longtemps pour que des renforts puissent être envoyés, mais pas forcément nombreuses (d’autant que la logistique ne peut pas toujours suivre). Washizu, le plus gardé, dispose d’environ 540 hommes. Bien peu face aux dizaines de milliers d’assaillants qui se rassemblent alors à Sunpu. La disproportion des forces est évidente, et connue des Imagawa.
Le 12 mai 1560, Imagawa Yoshimoto se met en marche depuis Sunpu. Il a été précédé, deux jours auparavant, par plusieurs de ses généraux et leurs forces, dont Tokugawa Ieyasu. Le 16, Yoshimoto et son armée sont en Mikawa et Yoshimoto est logé au château d’Okazaki, accueilli par Ieyasu. Okazaki était le siège des Matsudaira, et aurait donc dû être la résidence du jeune Ieyasu. De là, il se rendit le lendemain au château de Kutsukake, sur la frontière avec Owari, sa dernière étape avant d’entrer dans le vif du sujet.
Depuis Kutsukake, Yoshimoto envoya Tokugawa Ieyasu vers le sud-ouest, afin de ravitailler et de renforcer Odaka. Ieyasu s’exécuta, en montant des raids contre les forts de Marune et Washizu afin de sécuriser son déplacement. Puis, le ravitaillement ayant été transmis, il se retourna contre le fort Marune, qu’il parvint à prendre après une lutte acharnée. L’armée principale des Imagawa, pendant ce temps, s’occupait de prendre Washizu. Ces deux forts tombèrent tous deux le 18 mai.
De son côté, Oda Nobunaga se trouvait dans sa propre capitale régionale, à Kiyosu. L’avancée des Imagawa ne lui avait pas échapée, et il savait ses forts frontaliers sur le point d’être pris ou détruits. La disproportion des forces était telle que son entourage semblait croire la défaite inévitable. Oda Nobunaga, toutefois, refusa de rester enfermé à Kiyosu. Bien que solidement fortifiée, la place ne résisterait pas à un assaut de plus de dix mille hommes. Il ordonna à ses forces de se préparer à quitter la place le lendemain dès l’aube. Le 19 mai au matin, Oda Nobunaga et ses hommes quittèrent donc la place afin d’affronter les Imagawa.
Imagawa Yoshimoto, pour sa part, était encore à Kutsukake. Les assauts contre les forts Oda avaient été menés par ses généraux, et non pas directement. Jusque là, la campagne se déroulait particulièrement bien : en presque dix jours, nulle véritable opposition ne s’était présentée et son armée marchait de victoire en victoire. Le 19 mai, Yoshimoto quitta Kutsukake avec 5 000 à 6 000 hommes afin de se rendre à Odaka. Il comptait utiliser le ravitaillement déposé précédemment par Ieyasu afin de pouvoir ensuite marcher directement contre Kiyosu. En chemin, semblant assuré de sa victoire, Imagawa Yoshimoto décida de faire une pause dans une vallée, à proximité du village d’Okehazama. Cette halte visait notamment à procéder à la cérémonie de l’examen des têtes, une cérémonie réalisée après une victoire et consistant à voir quelles têtes avaient été prises et qui récompenser.
Ayant quitté Kiyosu, Oda Nobunaga était arrivé sur l’un de ses forts frontaliers, Zenshoji. Là, il fit édifier une série de pantins et de drapeaux, dans le but de tromper son ennemi en lui faisant croire qu’il restait sur place. Puis il envoya une unité de 300 hommes attaquer un fort Imagawa plus à l’ouest, afin de continuer à semer le trouble. Cette attaque annexe, toutefois, échoua et l’unité fut durement étrillée. Nobunaga n’était alors pas certain de la position de Yoshimoto lui-même, et il envoya des éclaireurs afin d’essayer de la déterminer. Ayant finalement appris sa localisation, dans la vallée d’Okehazama, Oda Nobunaga prit immédiatement la décision de lancer une attaque. Contrairement à ses adversaires, lui et son armée avaient l’avantage de connaître le terrain.
Pendant que les forces de Nobunaga opéraient un contournement, l’armée de Imagawa Yoshimoto était resté sur sa position. La cérémonie de l’examen des têtes était terminée, et les soldats commencèrent une fête, allant jusqu’à consommer de l’alcool. C’est alors qu’un orage éclata soudainement. Particulièrement brutal, il poussa les soldats Imagawa à se regrouper sous les quelques abris disponibles. Leur vigilance des alentours décrue considérablement, et leur champs de vision était fortement restreint. Cet orage fut une véritable bénédiction pour Oda Nobunaga, car il lui permet de se mettre en position sans être aperçu.
Lorsque l’orage cessa, Oda Nobunaga occupait une hauteur de la vallée de Okehazama. De là, il pu repérer facilement l’emplacement de Yoshimoto dans le camp, grâce à un palanquin que ce dernier gardait toujours à proximité pour son confort. Ne laissant pas le temps aux Imagawa de se redéployer après l’orage, Nobunaga ordonna la charge, avec comme but principal d’arriver jusqu’à Yoshimoto et de le tuer. La charge soudaine des Oda prit totalement les Imagawa par surprise, au point que nombreux furent ceux qui se débandèrent au choc. La surprise fut telle qu’une partie de l’armée ne se rendit même pas compte de l’attaque. Yoshimoto lui-même pensa à une bagarre entre soldats ivres, et ne reprit ses esprits que lorsqu’un soldat Oda le chargea à la lance. Yoshimoto eut toutefois le réflexe de dégaîner son propre sabre et parvint à trancher l’arme de l’assaillant, blessant même ce dernier. Las pour lui, un deuxième assaillant était déjà sur lui et le tuait. Sa chute sonna la débandade pour ceux qui n’avaient pas encore fui. Nombreux furent ceux qui se perdirent dans les rizières et furent rattrapés et tués par leurs poursuivants Oda.
La charge des Oda. A gauche, Imagawa Yoshimoto défend sa vie
Un flot de fuyards se rua vers Odaka pour faire retraite vers Mikawa et Sunpu. A Odaka, Ieyasu apprit la mort de son maître-geôlier. Il ne bougea pas immédiatement. S’il se retirait sans avoir confirmé la mort de Yoshimoto, et que ce dernier était en fait en vie, sa retraite lui serait durement reprochée. Mais la mort du maître des Imagawa devenant évidente, Ieyasu se retira à son tour. Si pour les Imagawa, cette mort amenait une défaite aux conséquences mortelles, pour Tokugawa Ieyasu, cette défaite ouvrait des perspectives… intéressantes.
Imagawa Yoshimoto défend sa vie
Conséquences
La bataille d’Okehazama n’est pas importante de par ses événements ou par la disproportion des forces engagées. Dans le cadre de l’ère Sengoku, ce n’est pas vraiment la seule bataille à l’issue imprévue ou dont les forces engagées sont clairement disproportionnées. Les Imagawa n’y perdirent d’ailleurs pas tant d’hommes que ça : 3 000 hommes environ, sur les 25 000 à 30 000 engagés. Okehazama est importante en ce qu’elle ouvre la voie de la puissance à des forces nouvelles, qui joueront un rôle crucial dans l’histoire du Japon.
Oda Nobunaga était censé être le “fou d’Owari”. Il a montré que, si cette réputation n’était pas usurpée, il ne fallait pas le sous-estimer. Imagawa Yoshimoto s’est possiblement arrêté à cette première impression et l’a payé de sa vie. Mais plus encore qu’une réputation de guerrier et de commandant, la bataille d’Okehazama permet à Oda Nobunaga de devenir un seigneur “puissant”, avec qui il faut compter. La province d’Owari est sienne, et il va pouvoir se consacrer non plus à sa défense mais à son expansion en attaquant la province de Mino, au nord de la sienne. Possession de son beau-père, désormais mort, la conquête de Mino lui ouvrira la voie vers Kyoto. Il marchera sur la capitale, sur la demande d’un Ashikaga, en 1568. Contrairement à Imagawa Yoshimoto, lui n’échouera pas en chemin. La prise de Kyoto fera de Nobunaga un seigneur majeur, et l’un des premiers réunificateurs du Japon dans la marche vers la fin de l’ère Sengoku.
Cette invasion de Mino puis la marche sur la capitale est aussi dûe au fait que Nobunaga n’a plus à se soucier de défendre sa frontière est contre les assauts incessants des Imagawa et des Matsudaira. Car, à l’est, la perte de Yoshimoto frappa durement le clan Imagawa. Son fils et successeur, Ukizane, n’était pas un aussi bon administrateur que Yoshimoto, et certainement pas un homme de guerre. Du moins pas de la trempe de ceux l’entourant désormais. Sur leurs arrières rodaient les Takeda, menés par le terrible et redouté Takeda Shingen, et le non moins puissant clan Hojo. Une alliance avait certes été passée par Yosimoto, mais les alliances se défont aussi vite qu’elles se font à l’époque.
Mais plus encore, une autre menace se fit jour pour les Imagawa affaiblis. Tokugawa (Matsudaira) Ieyasu mit à profit la bataille d’Okehazama pour libérer son clan du joug des Imagawa. Il avait été marié par les Imagawa et sa femme et sa fille avaient été gardés en otages à Sunpu. Profitant du désordre de la défaite, Ieyasu pu retourner rapidement à Okazaki. De là, il négocia en secret une alliance avec Oda Nobunaga. Les Oda étaient certes ennemis de longue date des Matsudaira, mais une fois encore, nécessité fait loi. Puis, Ieyasu organise une attaque contre un château des Imagawa en 1561. S’en emparer lui permet de prendre en otages des proches d’Imagawa Ujizane et de négocier un échange pour récupérer sa famille. Le succès de l’opération lui assure son indépendance vis-à-vis des Imagawa, et Ieyasu va dès lors pouvoir se concentrer sur l’unification de la province de Mikawa. Son alliance avec Nobunaga étant surprenamment solide, cela assure son propre flanc ouest. Ieyasu intervient militairement à plusieurs reprises en faveur de Nobunaga. En 1566, il changera définitivement son nom pour adopter le nom final de Tokugawa Ieyasu (utilisé ici majoritairement pour simplifier la compréhension). En 1570, il attaquera les Imagawa au profit d’une alliance avec les Takeda… qu’il abandonnera dès qu’il aura pris ce qui l’intéressait chez ses anciens suzerains-geôliers. Tokugawa Ieyasu sera, comme Oda Nobunaga, l’un des réunificateurs du Japon, le troisième et final.
Bibliographie :
– “Japan, the story of a nation”, Edwin O. Reischauer, 1981
– “A History of Japan 1334-1615”, George Sansom, 1958
– “Sengoku Jidai. Nobunaga, Hideyoshi, and Ieyasu: Three Unifiers of Japan” – Danny Chaplin, 2018
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