Avant-propos et diplomatie
Nous sommes au XIIe siècle après Jésus Christ. Toute l’Asie est sous domination mongole. Toute ? Non. Un petit archipel, tout à l’est… ne résiste pas du tout, c’est juste qu’il n’a pas encore été envahi. C’est du moins ainsi que le voient les Mongols. Après tout, ne viennent-ils pas de s’emparer d’une grande partie de l’immense et puissante Chine, au point d’en tirer un tel orgueil qu’on ne les appelait plus que les Mongols fiers ? Ô, lecteurs, si vous avez cette référence, bravo.
Si, en 1192, le Japon voyait émerger son premier Shogunat et une paix relative, le continent voyait pour sa part les choses se corser. La traditionnelle puissance chinoise, épicentre de l’est de l’Asie, était sévèrement bousculée au nord par de nouveaux venus, les Mongols. Invasions après invasions, les Mongols poussèrent toujours plus loin en Chine et en Corée (Etat vassal de Pékin). Au point que, en 1259, Khubilaï Khan se proclamait lui-même Empereur de Chine et que, en 1264, il établissait sa capitale à Pékin. En 1271, Khubilaï Khan fonde même la dynastie Yuan, sur le modèle chinois, et qui perdurera près d’un siècle, jusqu’en 1368. Les Chinois ne sont toutefois pas complètement dominés, et la dynastie Song parvient à stabiliser une partie de son territoire au sud du fleuve jaune.
Le Japon, pour sa part, restait encore protégé par le détroit séparant l’archipel du continent. Les Mongols étant globalement ignorants de la chose maritime, ils ne pouvaient pas se lancer directement dans une invasion. Ce qui ne veut pas dire que le Shogunat de Kamakura (des Minamoto) ignorait le danger qui se massait à ses portes sur le continent. Bien qu’irrégulières, des ambassades voyageaient depuis l’archipel jusqu’en Corée et en Chine, et le Shogunat disposait aussi de quelques espions sur le continent.
Politiquement, l’archipel vivait officiellement sous la domination des Minamoto depuis la création du Shogunat de Kamakura en 1192. Néanmoins, les véritables maîtres du pays sont en réalité la famille Hojo. Après la mort du fondateur du Shogunat, Minamoto no Yoritomo, sa femme – Hojo Masako – va profiter de l’occasion pour faire basculer le pouvoir du nouveau régime entre les mains de sa propre famille. Si les Minamoto restent Shoguns, l’exercice réel du pouvoir revient donc aux Hojo qui se positionnent comme Régents auprès du Shogun. Une situation assez ironique considérant que les Minamoto avaient pris le pas sur une Cour impériale où le Régent dominait politiquement l’Empereur.
En 1266, Khubilaï Khan tourna son regard vers le Japon et envoya une ambassade chargée de soumettre un ultimatum : se soumettre ou être envahi. Les ambassadeurs Mongols, ne disposant pas eux-mêmes de navires, se rendent en premier lieu en Corée. Là, réquisitionnant des guides coréens et un transport, ils embarquent. Néanmoins, la mer mauvaise les repousse vers la Corée. Les guides coréens, peu motivés, parviennent à convaincre les Mongols de renoncer. Khubilaï Khan, furieux, renvoie une ambassade en 1267. L’ambassade débarque à Dazaifu – aujourd’hui Fukuoka, à Kyushu – début 1268. La nouvelle ne tarde pas à être relayée, d’abord à Kyoto, puis jusqu’à Kamakura.
Si la Cour impériale s’alarme de ces menaces non déguisées, le Shogunat ne se laisse pas impressionner et renvoie les ambassadeurs mongols sans même une réponse. Pour le Shogunat, le détroit leur accordait une bonne protection. Qui plus est, les rapports revenant du continent décrivaient une Corée en grand état de détresse et peu capable de soutenir une invasion massive des Mongols. Enfin, le Shogunat était fondé sur une classe de guerriers d’élite, sans aucun doute capables d’en remontrer aux guerriers des steppes.
Le Bakufu ne considérait cependant pas la possibilité d’une invasion comme inexistante, et deux mesures furent prises. Les défenses côtières, notamment autour de Dazaifu, furent renforcées. Et les seigneurs de Kyushu, qui vivaient alors à Kamakura, furent renvoyés dans leurs terres afin d’être prêts.
En 1271, les Coréens transmirent au Shogunat un nouveau message de Khubilaï Khan, que le Shogunat considéra de la même manière que le précédent, en renforçant les défenses de Kyushu. Puis, en octobre 1272, un ambassadeur Mongol débarqua de nouveau à Kyushu, porteur d’un nouvel ultimatum. Il exigea un entretien avec le “souverain Japonais”, ce qui lui fut refusé. Il exigea ensuite une réponse sous deux mois. Le Shogunat, cette fois-ci, fit carrément expulser l’ambassadeur, un acte équivalent à un casus belli.
Khubilaï Khan
Première invasion – 1274
Sur le continent, les Mongols n’étaient toutefois pas restés inactifs en attendant les résultats de leurs multiples ambassades. En vue d’une invasion, Khubilaï Khan avait ordonné dès 1268 à la Corée de construire une flotte d’invasion et de préparer des troupes pour accompagner un corps expéditionnaire mongol. La Corée avait toutefois été si affaiblie par l’invasion Mongole qu’elle ne pu obéir. Quand une première colonne de soldats Mongols arrivèrent dans la péninsule en 1273, ils trouvèrent le pays dans une telle situation qu’ils furent obligés de demander urgemment des victuailles et du ravitaillement en Chine afin de pouvoir eux-mêmes subsister. Il fallut attendre une année supplémentaire pour que la Corée parvienne à fournir aux Mongols suffisamment de navires pour entamer la traversée du détroit.
Cette première invasion comprenait un peu plus de 15 000 soldats Mongols, accompagnés de 8 000 soldats Coréens – peu motivés ou entraînés. Les 7 000 marins de la flotte étaient essentiellement Coréens et Chinois. Il ne fallut pas longtemps à l’armada pour s’emparer des îles de Tsushima et d’Iki, avant-postes Japonais avant Kyushu, balayant sans coup férir la vaillante résistance de la petite garnison japonaise.
Les Mongols, toujours transportés par la flotte coréenne, entamèrent ensuite un débarquement sur la côte de Kyushu, notamment à proximité de Dazaifu (actuelle Fukuoka), à partir du 18 novembre 1274. Côté Japonais, la nouvelle de la chute de Tsushima avait été relayée à Kamakura par le commandement militaire de Dazaifu, qui ordonna également à l’ensemble des guerriers de l’île de marcher au renfort de Dazaifu. Les provinces sud de l’île obéirent rapidement, et un flot de guerriers se rua vers le nord de l’île. Dazaifu espérait, sinon repousser l’envahisseur, gagner suffisamment de temps pour que Kamakura envoie des renforts depuis Honshu.
Le 19 novembre, un nouveau débarquement de forces mongoles se tint, et les envahisseurs commencèrent à avancer le 20 novembre plus avant à l’intérieur de l’île, visant notamment Dazaifu. Les forces japonaises se ruèrent à leur rencontre. Las pour les guerriers insulaires, le combat tourna rapidement à l’avantage des Mongols. Si leurs supplétifs Coréens n’étaient pas vraiment un atout, les soldats Mongols étaient pour la plupart des vétérans des campagnes en Chine, guerriers aguerris et disciplinés, combattants en formation resserrées. A l’inverse, les samouraïs japonais privilégiaient les duels contre des guerriers d’un rang similaire, selon un protocole rigide. Autre différence majeure, aucun des commandants Japonais n’avait de véritable expérience dans le déploiement et le maniement d’une large force. Le dernier conflit d’envergure, la guerre de Genpei, remontait à plus de 50 ans. A l’inverse, les généraux Mongols étaient, eux, habitués aux conflits.
Toutefois, bien que surclassés et bousculés, les samouraïs ne cédèrent pas. Compensant leurs faiblesses par l’avantage du nombre et une frénésie guerrière aussi admirable que sanguinolente, les samouraïs se jetèrent vague après vague sur l’envahisseur, le retenant suffisamment pour que la nuit vienne mettre un terme à l’avancée mongole. Mais les perspectives étaient sombres pour l’armée du Shogunat, qui ne semblait plus avoir d’autre issue que de se sacrifier le jour suivant dans un gigantesque carnage pour tenter d’endiguer l’avancée mongole en espérant l’arrivée des renforts de Kamakura.
Heureusement pour les guerriers de Kyushu, ils n’eurent pas à en arriver à cette extrémité. Le vent et la mer se mêlèrent de la partie, et le temps se gâta. Ce que voyant, les marins coréens pressèrent les généraux Mongols de ré-embarquer pour s’éloigner de la côte. Ils mirent en avant le risque que la flotte ne soit jetée sur la côte et les récifs, condamnant l’invasion. Les Mongols, bien que rétifs, finirent par convenir de se retirer. Afin d’éviter que les Japonais n’en profitent pour attaquer les navires, où leur valeur individuelle pèserait plus qu’en bataille rangée, les Mongols et les Coréens s’accordèrent aussi pour s’éloigner des côtes. Malheureusement pour eux, la manœuvre fut trop tardive et la flotte n’était pas encore à l’abri quand la tempête éclata dans la nuit. De nombreux vaisseaux sombrèrent, et la flotte se retira finalement vers la Corée. Selon des rapports coréens, les pertes s’élevèrent à 13 000 hommes dont beaucoup par noyade.
La nouvelle du débarquement des 19 et 20 novembre parvint à Kamakura à la fin du mois (distance oblige). Le Shogunat, inquiet, ordonna une mobilisation générale, ordonnant même qu’aucune distinction ne soit faite entre les vassaux directs des Minamoto et les autres, que tous seraient récompensés également. Tous les guerriers n’étaient toutefois pas prêts, et les distances entre les provinces de Honshu et Kyushu ne rendaient pas la tâche aisée. Puis vint la nouvelle du recul de l’envahisseur. Le Japon était sauvé, provisoirement.
Le Shogunat se faisait peu d’illusions, en revanche, sur le retour prochain des Mongols. Ils ordonnèrent donc de gigantesques travaux de fortifications de la côte de Kyushu. Dazaifu, notamment, et la baie à proximité, furent renforcés par l’édification d’un vaste mur de pierre. L’objectif étant d’empêcher les Mongols d’entrer dans les terres et de profiter de leurs nombres et de leurs formations. Outre les mesures de fortifications, le Shogunat renforça fortement les pouvoirs de ses délégués locaux, notamment afin d’améliorer la discipline et la mobilisation de tous les guerriers. Une partie des samouraïs de Kyushu s’étaient en effet dérobés à la mobilisation, sous divers prétexte.
Dispositif explosif mongol explosant sur le champ de bataille ©Princeton University
Peinture par Richard Hook – Osprey Publishing
Deuxième invasion – 1281
Côté Mongol, Khubilaï Khan n’avait certainement pas renoncé à l’invasion de l’archipel. Mais les circonstances n’étaient pas particulièrement favorables. D’abord, la Corée était dans un état déplorable. Les efforts nécessaires à la construction de la première flotte, ainsi que la conscription de nombreux hommes pour les manier et pour la guerre avaient saignés à blanc l’agriculture et le pays était au bord de la famine. Dans un même temps, les Mongols s’étaient aussi engagés dans un vaste effort militaire pour réduire la dynastie chinoise des Song, toujours présents dans le sud de la Chine.
Ces éléments ne suffirent pas à détourner Khubilaï Khan de ses projets, et il fit de nouveau envoyer une ambassade au Japon en mai 1275, exigeant la soumission du pays. Les ambassadeurs furent emmenés, cette fois-ci, jusqu’à Kamakura, où ils furent exécutés en octobre de la même année. Le Shogunat et les Régents Hojo étaient déterminés à ne faire montre d’aucune faiblesse. Le Shogunat redoubla ensuite d’efforts dans ses travaux de fortifications. Les nobles de Kyushu furent particulièrement mis à contribution, et le régime fit de gros efforts financiers dans la défense. Une expédition contre les ports coréens fut même envisagée, puis abandonnée.
Ces efforts titanesques, heureusement, purent être finis à temps. Car les Mongols, sur le continent, n’eurent vraiment les mains libres qu’à partir de 1279. A ce moment, Khubilaï Khan ordonna de nouveau aux Coréens de lui construire une flotte, plus massive encore que la première, de l’équiper entièrement avec armes et équipages, et de lever 20 000 hommes. Les Mongols, eux, apprêtèrent une armée de 50 000 guerriers. Ayant battu les Song, Khubilai Khan ordonna également de mobiliser la flotte chinoise (désormais sienne) et 100 000 guerriers Chinois afin de seconder sa propre armée.
Le temps d’opérer les préparatifs, et l’ordre d’invasion fut donné au début de l’année 1281. Ce furent les Coréens qui ouvrirent le bal, en approchant à nouveau Tsushima. Mais cette fois-ci, la garnison avait été largement renforcée, et la résistance fut si sévère que les Coréens préférèrent se retirer et attendre les renforts Chinois et Mongols. Finalement informée de l’arrivée de l’imposante flotte chinoise, les Coréens se décidèrent à envahir l’île d’Iki sans attendre, le 10 juin. Puis ils avancèrent vers la côte de Kyushu, pour y débarquer à partir du 23 juin. Plutôt que de se lancer directement sur le mur construit par les Japonais, les Coréens débarquèrent un peu plus au nord. La manœuvre obligea les forces samouraï à lancer contre-attaque sur contre-attaque afin de confiner les envahisseurs et les empêcher de contourner l’ouvrage défensif.
Les Chinois adoptèrent une stratégie similaire, se dirigeant au sud du mur pour y débarquer. Là encore, les samouraïs se lancèrent brutalement à l’assaut de l’envahisseur. Dans un même temps, les Japonais firent grand usage de petits navires légers et rapides afin de harceler les navires grands et lourds de l’envahisseur, attaquant de jour comme de nuit. Infiniment mieux préparés que lors de l’invasion de 1274, la défense de Kyushu résista et ni les Coréens ni les Chinois ne purent obtenir la moindre avancée significative. Cette défense se prolongea du 23 juin jusqu’au 14 août, pendant sept semaines. Ni les Coréens ni les Chinois n’avaient un moral particulièrement haut, et il est douteux que leurs guerriers puissent en remontrer sérieusement aux samouraïs qui, malgré leurs défauts, restaient des guerriers d’élite très entraînés.
Avec le mois d’août, toutefois, revint la saison des tempêtes. Les 15 et 16 août, une violente tempête s’abattit sur les côtes de Kyushu. Si la flotte coréenne pu s’en sortir, la flotte chinoise, située plus au sud et donc plus vulnérable, se vit drossée sur les récifs de la côte ou engloutie par les flots. Des milliers de guerriers chinois, abandonnés, furent taillés en pièce par les défenseurs Japonais accourus pour profiter de l’occasion. Finalement, comme en 1274, la retraite fut ordonnée et les envahisseurs s’en retournèrent vers le continent. Une fois de plus, le Japon s’en sortait.
Guerriers Japonais en barque, harcelant la flotte d’invasion mongole
Conséquences et conclusion
Le deuxième échec ne refroidit pas Khubilaï Khan. Ses généraux, en revanche, l’étaient passablement. De plus, l’allié Coréen était à bout et clairement incapable d’efforts supplémentaires. Finalement, les Mongols se détournèrent du Japon pour se concentrer sur le continent lui-même. L’archipel resta toutefois sous la menace, obligeant le Shogunat à maintenir des forces en état d’alerte, à grands frais, pendant plus de 10 ans.
Du côté Japonais, la victoire fut cependant amère. Le Shogunat et les Régents Hojo avaient, pendant près de 20 ans, dépensé d’immenses sommes et de vastes ressources dans la défense du pays, et mobilisé de nombreux seigneurs et guerriers. Or, la récompense habituelle pour services rendus, l’attribution de terre, était ici impossible : aucune conquête n’avait été opérée. Qui plus est, les revendications de récompenses se multipliaient. Non seulement les guerriers et les seigneurs exigeaient compensation pour leurs services – notamment les nobles de Kyushu – mais vinrent s’y rajouter les exigences des temples bouddhistes. Ces derniers revendiquaient être à l’origine de la victoire de par leurs prières, exaucées par les tempêtes.
Le Shogunat de Kamakura et les Hojo étaient incapables de répondre à toutes les demandes de récompenses, et nombreux furent ceux qui ne reçurent rien, ou si peu. Le mécontentement, en conséquence, alla croissant. Nombreux étaient les vassaux du Shogunat qui s’en détachèrent, estimant leur loyauté mal récompensée. Si certaines de ces difficultés pré-existaient aux invasions mongoles, ces deux tentatives les aggravèrent. A terme, ces difficultés déstabiliseront tant le Shogunat et les Hojo qu’elles mèneront à l’effondrement du régime, une quarantaine d’années plus tard.
Bibliographie :
Stephen Turnbull, The Mongol Invasions of Japan 1274 and 1281, Osprey Publishing, 2010
George Sansom, A History of Japan to 1334, Stanford, 1958
Julien Peltier, Le crépuscule des samouraïs, Economica, 2010
Edwin O. Reischauer, Japan The story of a nation, Third edition, Alfred A. Knopf, 1964
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